Mais l'espérance attisée par l'attente du prochain triomphe de la paix, de la liberté et de la démocratie, fait bientôt place au "chaos", mot qui, sous la plume de l'éditorialiste, a succédé à celui de "désordre". Un problème devient rapidement lancinant pour Leyvraz, celui de l'armement atomique auquel il va consacrer de nombreux articles. En janvier 1946 déjà, son édito intitulé "Sous le signe de la bombe atomique" montre toute la crainte que déchaîne en lui cette mobilisation de la Matière par la technique, cette menace de déséquilibre et d'extermination de toute la civilisation; le journaliste se réfère à Thibon pour dire que l'homme lui-même, au cours des siècles, s'est de plus en plus "atomisé", c'est-à-dire divisé, dissocié et, de ce fait, affaibli et désarmé devant la Matière. C'est donc l'homme qui doit être refait. ‘"Il n'y aura nulle paix sans hommes véritables, et toutes les combinaisons des diplomates n'y pourront rien changer ! Or, on ne refait pas l'homme sans Celui qui l'a fait, et qui est Seul, à vrai dire, à le connaître jusqu'au tréfonds. Ecarter Dieu, c'est à jamais diviser l'homme, et les hommes, et les peuples2084."’ Leyvraz tient cependant à dire que ‘"la Technique en soi n'est pas coupable"’; mais elle doit être subordonnée à plus grand qu'elle; et de citer un article de Journet paru dans Nova et Vetera : ‘"... La mécanique exige la mystique, elle demande d'être mise au service de la mystique : sans quoi elle est très sûre de précipiter le monde à la catastrophe. Etrange fortune des sciences physiques ! Leur progrès nous est toujours plus nécessaire, et en même temps il risque de nous être toujours plus fatal. Jamais la physique n'aura été si armée, si puissante, pour notre bien ou pour notre mal, pour notre bonheur ou pour notre malheur. Et jamais elle n'aura été aussi désarmée, aussi impuissante pour décider dans quel sens elle s'exercera2085."’ Et seul le retour à Dieu donnera au monde sa juste orientation :
‘"Ce n'est pas l'homme, en effet, c'est Dieu qui mettra le point final à l'histoire, dans l'éclatement à la fois de sa Justice et de son Amour, de son Amour incomparablement plus que de sa Justice2086 ."’En attendant, l'humanité se trouve devant un dilemme : opter pour la destruction ou pour la paix. Mais il ne suffit pas d'acclamer la paix, il faut la construire. ‘"Car si la destruction est affaire de laboratoire et de technique, la paix, elle, nous ramène à l'HOMME. (...) La paix est l'affaire de l'homme, et non pas de son génie scientifique ou technique, mais des puissances de son âme, de son coeur 2087.’" Einstein lui-même n'a-t-il pas lancé cet avertissement à l'humanité ? ‘"C'est au coeur et c'est dans l'esprit des hommes que se cache le véritable problème. Ce n'est pas au moyen de "mécanique" que nous changerons le coeur des autres hommes, mais en sachant changer le nôtre et en parlant courageusement2088."’ Dès lors, opter pour la paix, ce n'est pas s'en tenir à une simple question d'organisation, telle celle qui est prônée par les Etats-Unis et la Russie pour le contrôle de l'énergie atomique. Opter pour la paix, c'est revenir ‘"à l'esprit, à la "taille de l'homme"2089, à sa vraie mesure, à sa vraie nature"’, à la conviction que ‘"l'homme ne fera pas la paix sans Dieu, pas plus la paix internationale que la paix sociale2090".’
Plus les mois passent, plus la menace atomique qui plane sur la planète se fait grandissante.
‘"Au lendemain de l'armistice, un vent d'espérance a soulevé le monde. Il est retombé. Et nous voici derechef au crépuscule, les ombres s'allongent et s'épaississent, et malgré les discours humanitaires qui sonnent à nos oreilles, qui sonnent toujours plus creux, nous sentons le souffle de l'abîme sur nos faces. IL RESTE DIEU. Il ne reste que Dieu. En Dieu seul, l'homme retrouvera sa taille perdue et la force qu'il faut pour dominer la matière. Il faut le comprendre . Il faut le crier toujours plus haut. Le rêve d'une harmonie universelle sans Dieu est la pire folie que l'aberration humaine ait enfanté. Rien ne retiendra notre civilisation sur la pente de l'abîme si elle ne se relie pas à la Force suprême. L'homme ordinaire n'y peut rien, ni les hommes extraordinaires, s'ils ne sont que des savants ou des intellectuels. Il faut des apôtres, il faut des saints, il faut des héros de la Foi, de l'Espérance et de la Charité. Hors de là, tout est illusion et verbiage2091."’Et voici que cette menace prend corps à Bikini, dans l'océan Pacifique, lors du premier essai atomique. Cet événement laisse l'éditorialiste, qui a l'habitude de maîtriser son sujet, complètement désarmé; comment l'expliquer, si ce n'est en utilisant des images ‘"dont les savants riront, mais enfin il faut bien que nous autres ignares nous cherchions à nous rendre raison de cet immense phénomène, car nous sommes complètement abasourdis par les neutrons et les électrons qu'on nous assène sur le crâne depuis quelque temps. On se fait beaucoup d'illusion, je crois, sur la capacité du grand public, et même du public cultivé, d'absorber les explications scientifiques qu'on s'efforce de lui donner. Il y en a quelques-uns qui croient comprendre et pas mal d'autres qui font semblant2092"’. Comment, dès lors, concilier la recherche du bonheur et la course au progrès ? S'il n'y a pas de contradiction essentielle entre technique et bonheur, il n'en reste pas moins ‘"qu'il y a de terribles oppositions de fait, dues à l'usage que nous faisons de ce progrès2093"’. Ce qui, une nouvelle fois, ramène la discussion à l'homme et, par conséquent, à Dieu. Un Dieu qui n'a rien à voir avec ‘ce "nouvel "infini" de la matière qu'on fait miroiter aux yeux des hommes (...)2094"’. Car pour changer le coeur de l'homme, il ‘"y faut une tout autre Energie que celle que les savants peuvent dégager de la matière. Une Energie dont la matière elle-même dérive et dépend. Une Energie absolument et souverainement créatrice. Une Energie qui transcende et domine tout l'univers créé, en même temps qu'elle l'habite et l'informe jusqu'au coeur même de l'atome. Cette Energie, c'est dans leur âme d'abord que les hommes la doivent rechercher : le Royaume de Dieu est en vous !2095 C'est là, et non pas dans l'atome, qu'elle se manifeste dans toute sa puissance, dans son invincible rayonnement. Et c'est en vain que nous nous acharnons à capter les énergies naturelles qui en découlent, si nous nous détournons de l'Energie surnaturelle que Dieu a mise en nous et qui seule nous permettra de maîtriser la nature en nous rendant maîtres de nous-mêmes2096" !’
Outre la menace atomique, il y a également celle qui plane sur les bancs de l'Orga-nisation des Nations Unies, où les Grands mettent la paix en péril par un droit de veto que Leyvraz rejette de manière imagée en déclarant : "Ni whisky, ni vodka2097 !". Le journaliste considère en effet injuste et dangereux que ce droit attribue aux puissants une hégémonie qui ne laisse aucune place aux "petits". Une double colonisation menace l'Europe : totalitaire de la part des Soviets, et économique venant des Etats-Unis dont l'impérialisme est nettement dénoncé par le Père Lebret qui influence toujours la pensée de Leyvraz : ‘"Le capitalisme investit en vue du profit capitaliste, non en vue des besoins du monde. La paix américaine, basée sur le "commerce à deux voies et multilatéral", supposerait des nations riches, pouvant payer. Il n'y a plus de telles nations. La balance ne peut se faire que par l'investissement américain à l'étranger. Cela veut dire que les nations abandonneront l'exploitation de leurs richesses naturelles et de leur main-d'oeuvre aux Nord-Américains. La vision américaine devient ainsi une vision impérialiste aboutissant à la transformation de tous les peuples, en nations coloniales ou semi-coloniales2098."’ Faisant alors preuve d'une prescience remarquable, Leyvraz assigne un rôle particulier à l'Europe : celui de constituer une troisième force capable de ne pas se laisser "obséder par ce dilemme" et de maintenir la paix. ‘"Notre devoir, c'est de nous maintenir dans la ligne du double refus : pas de colonisation, d'où qu'elle vienne. Nous laisserons certainement des plumes dans l'aventure, de part et d'autre. Mais dans les faits, les mailles du filet ne sont pas si serrées que la pure logique pourrait le donner à croire. Entre les deux "grands" qui s'opposent, les nations de l'Europe démocratique peuvent conserver l'essentiel de leur indépendance par une politique avisée. Avec le temps, ils répareront les accrocs. L'essentiel, c'est de maintenir entre les blocs cette "troisième force" continentale qui peut jouer un rôle décisif pour le maintien de la paix2099."’
Mais tout en appelant fréquemment la paix de ses voeux, Leyvraz restera extrêmement prudent lorsque naîtra le Mouvement des "Partisans de la Paix", proche de Moscou; en effet, le journaliste prévoit que le Conseil mondial engendrera bientôt ‘"LE PLUS REDOUTABLE INSTRUMENT DE DISCORDE INTERNATIONALE (...)". Car c'est "TRAVAILLER CONTRE LA PAIX QUE D'EN LAISSER MONOPOLISER FRAUDULEUSEMENT L'IDÉE PAR L'UN DES BLOCS QUI SE DISPUTENT PRÉSENTEMENT L'EMPIRE DU MONDE. Dès maintenant, nous mettons en garde nos lecteurs contre toute pétition présentée sous le patronage du prétendu Conseil mondial de la paix. QUOI QU'ON PUISSE VOUS DIRE, NE SIGNEZ SOUS AUCUN PRETEXTE 2100"’. Et avec le temps, en pleine période d'épurations, Leyvraz dénoncera de plus en plus le fourvoiement des catholiques qui, au nom de la paix, accepteront la politique de la "main tendue", cette mascarade déguisant des buts inavoués. Dès 1946, alerté par la menace d'une révolution de gauche, Leyvraz a consacré beaucoup de temps à la lecture d'analyses sur la menace soviétique2101. Dans son ‘article "De la main tendue à la main broyée"2102 ’, il s'est élevé contre l'attitude des Soviets face à la Yougoslavie, et a estimé préférable que, face à cette main tendue des communistes, les chrétiens gardent la leur libre. Même à Genève, Leyvraz l'a repoussée : ‘"(...) nous refusons de faire avec les communistes un bout de chemin sous les ombrages de la tolérance provisoire, parce que nous savons - on ne nous l'a pas caché - ce qui nous attend au coin du bois2103".’ Tout en étant acquis à la nécessité d'une présence socialiste (et donc ouvrière) dans les structures helvétiques, le journaliste a estimé que la Suisse devait forger des "cadres d'airain" afin de lutter contre le communisme dans le pays; qu'il fallait écouter ensemble la voix de l'Eglise et de la classe ouvrière, pour mettre fin au dualisme entre la foi et la vie. S'il reste à distance de l'extrême-gauche, Leyvraz ne se laissera cependant jamais enfermer par un rejet aveugle, même si ‘"les chrétiens ne peuvent songer à conclure aucune espèce d'alliance avec les communistes. Ils se contenteront de prendre position, de cas à cas et en toute objectivité, devant les revendications ou les propositions précises du parti du travail. Si elles sont justes à la lumière de notre doctrine, nous n'irons pas nous y opposer parce qu'elles viennent des communistes2104"’. L'éditorialiste ne cessera de le dire : Dans les coulisses de ce monde de paix et de joie chanté par des humanistes naïfs, la "main tendue" appartient à des bourreaux : ‘"Elle est pleine de sang. Pleine de sang chrétien. Ce n'est pas à nous de la prendre2105 !".’
"Sous le signe de la bombe atomique". Courrier de Genève, 11 janvier 1946.
Charles JOURNET, cité par Leyvraz in "Sous le signe de la bombe atomique", 11 janvier 1946, op. cit.
Ibid.
"Les deux énergies". Courrier de Genève, 8 sept. 1946.
Albert EINSTEIN cité par Leyvraz in "Les deux énergies", 8 sept. 1946, ibid.
Très souvent, Leyvraz dira la nécessité de revenir à la "taille de l'homme", idée et expression qu'il aime beaucoup, tirées de C.-F. RAMUZ. Taille de l'homme. Lausanne : éd. Mermod, 1933.
"Paix ou destruction ?". Courrier de Genève, 27 juin 1946.
"Le vent du gouffre". Courrier de Genève, 31 juillet 1946.
"Après l'explosion". Courrier de Genève, 2 juillet 1946.
Ibid.
"Les deux énergies", 8 septembre 1946, op. cit.
Lc 12,32; Mt 12,28.
"Les deux énergies", 8 septembre 1946, op. cit.
"Ni whisky, ni vodka !". Courrier de Genève, 26 novembre 1946.
"Choisir entre deux jougs ?". Courrier de Genève, 15 janvier 1948.
Ibid.
"Un instrument de discorde". Le Courrier, 14 avril 1951.
Il cite Le colonel russe de Robert VAUCHER et Jean LIGNY; Le secret de la puissance russe de Georges KIESER; L'U.R.S.S. dans le monde de Jean MARQUES-RIVIERE.
"De la main tendue à la main broyée". Courrier de Genève, 16 décembre 1945.
"Que faut-il penser de la Main tendue ?". Lettres sociales, mai 1945.
"La nouvelle "main tendue"". La Liberté, 24 avril 1945.
"La main des bourreaux". Le Courrier, 11-12 octobre 1952.