Depuis son retour au Courrier de Genève, le rédacteur en chef a quelque peu mis une sourdine à son ton de polémiste dur. Bien sûr, quelques coups de fleuret s'échangent toujours avec la Voix ouvrière qui n'hésite pas à le traiter de ‘"coquin, fumiste, cafard, [d']esprit putride que des hectolitres d'eau bénite n'ont pu assainir2106"’ ! Aux élections de 1945, le parti du travail ayant fait une entrée en force dans le Grand Conseil genevois, Leyvraz reste plus que jamais à l'affût de tout dérapage. Ainsi, alors que Nicolas Petkov, chef de l'opposition bulgare, vient d'être condamné à mort, par pendaison, pour conspiration militaire et sabotage, le journaliste proteste contre le voyage, à Belgrade, de Léon Nicole, qui ‘"exalte la "grandiose construction socialiste" [des pays balkaniques], pérore et trinque à quelques pas de la cellule où ce martyr des libertés bulgares attend la mort2107 !"’ Ce même Nicole qui, en sollicitant les voix des électeurs genevois en automne, provoque ce commentaire de son adversaire préféré : ‘"(...) quelle affreuse inconscience ! Là-bas, ce ne sont plus des suffrages qui sont en jeu, mais des têtes. Il ne s'agit plus d'ambitions ou satisfaites ou déçues, ni même de propagande efficace ou stérile. Il s'agit des droits élémentaires de la vie même de milliers d'hommes. Le sang et les larmes coulent. Des gibets se dressent, des tombes se creusent. Le comprenez-vous, Léon Nicole ? Comprenez-vous que votre comédie tourne à la tragédie ? Descendez de vos tréteaux. Ils sont ensanglantés2108" !’
Réaction de la Voix Ouvrière à cet article de Leyvraz, cinq jours après, sous le titre "Coassements dans les bénitiers". ‘"Le voyage qu'accomplit actuellement notre directeur, Léon Nicole, en Bulgarie et en Albanie (sans avoir pris l'avis du saint-père ou de Nos Seigneurs des Evêchés ou Archevêchés) a soulevé de nombreux commentaires vinaigrés dans la presse réactionnaire suisse et tout particulièrement dans les canards du conservatisme catholique. MM. les rédacteurs s'en donnent à coeur joie et barbotent dans leurs mares d'où ils extrayent des injures depuis longtemps éculées et des lieux communs éprouvés. Le tout pour la plus grande joie - du moins nous le supposons - des grenouilles de bénitiers et des vieilles filles desséchées qui constituent le fonds de leur clientèle"’ . Après avoir signalé que, pour l'instant, "la palme de la goujaterie est détenue" par l'hebdomadaire Terre valaisanne, le journaliste de la Voix Ouvrière déclare que, ‘"malgré toute sa hargne, son parti-pris et sa mauvaise foi habituelle, le crack du Courrier de Genève, l'atrabilaire René Leyvraz se trouve nettement distancé. A sa décharge, disons que son foie le chicane un peu en cette fin d'été. Nous attendons avec curiosité la fin de ce sensationnel match poursuite. Le Coppi de la rue des Granges devra, de toutes façons, fournir un rude effort pour remonter à la hauteur de son confrère sédunois [c'est-à-dire de la ville valaisanne de Sion], champion incontesté du mensonge et de la diffamation2109".’
Une semaine plus tard, Leyvraz s'adresse à Nicole, ce lion dont la bureaucratie stalinienne a "rogné les griffes". Après lui avoir rappelé que la justice démocratique l'avait condamné à quatre mois de prison, suite aux événements du 9 novembre 1932, et non pas à la corde, comme vient de le faire pour Petkov ‘"une mise en scène totalitaire cuisinée dans les chambres de torture"’, le journaliste tente de réveiller les sentiments de son "vieil ennemi" pour le "sauver" de son aveuglement :
De fait, c'est la Suisse qui fera payer à Nicole ses liens avec le régime stalinien; de plus en ‘"Je vous dis cela, Nicole, parce qu'à mes yeux vous n'êtes pas encore, malgré tout, une mécanique stalinienne, mais un homme, pétri de passions, d'orgueil peut-être, enfin un être de chair et de sang, capable d'étonnement, d'indignation, de colère, de pitié. Vous avez passé tout près de Nicolas Petkov. Y avez-vous pensé ? Si les Soviets triomphent en Europe, je crois que vous y passerez, par ce laminoir atroce. Vous êtes trop vieux pour vous y faire, à ce régime. Vous avez l'échine trop raide. Vous aurez beau faire des flexions, vous n'irez jamais assez bas (...). Vous ruerez. Vous aurez votre fiche. Vous passerez par les officines du N.K.V.D. La corde de Petkov, elle se balancera sous votre nez, Léon Nicole. Pensez-y pendant qu'il est temps2110."’plus rejeté, il est conspué et accusé de trahison jusque sur les bancs du Conseil national et du Grand Conseil, où il siège. Alors que les journaux s'en donnent à coeur joie pour fustiger le leader communiste, Leyvraz - comme d'habitude - tient à distinguer la personne de l'idéologie :
‘"C'est l'honneur de notre presse, dans ce brûlant débat, que de respecter l'homme à travers le partisan déchaîné. M. Nicole est aveuglé par la passion politique. En se liant au système soviétique, il a perdu sa liberté de jugement et d'action, et se prend de jour en jour davantage dans un réseau de contradictions insolubles. (...) Vous n'êtes donc pas fondé à vous plaindre. Et tant que vous ne vous serez pas désolidarisé de la terreur totalitaire, personne en vérité ne vous plaindra chez nous, quand bien même beaucoup - et j'en suis - déplorent de voir un homme de votre valeur à ce point fourvoyé. J'écris ces choses sans la moindre rancoeur. Je puis les publier ce jour du Vendredi-Saint, au pied même de la Croix du Sauveur, sans avoir le sentiment de blesser en vous l'homme que je n'ai jamais haï, et qui, je crois, ne me hait point. Mais j'écris ces choses avec souffrance. Je crois que vous aimez votre pays, Léon Nicole, votre coin natal, la patrie vaudoise, la patrie suisse. Je suis sûr que, subjectivement, l'idée d'une trahison vous fait horreur, et que ce grief terrible blesse profondément en vous une attache vivante. Mais alors, arrachez-vous au filet de vos contradictions, sortez de l'impasse affreuse où elles vous ont mis2111 !"’Bien évidemment, l'arrestation du cardinal Mindszenty va donner lieu, le 29 décembre 1948, à une protestation des évêques suisses. Le texte du télégramme adressé par Mgr Petit à la Légation de la République populaire de Hongrie à Berne fait la Une du Courrier : ‘"Les catholiques de Genève, indignés arrestation Cardinal Mindszenty, primat de Hongrie, protestent véhémentement à la face du monde civilisé contre cet acte arbitraire inqualifiable et contre infâmes calomnies lancées contre le grand patriote, défenseur des droits de l'Eglise et de la personne humaine2112."’ Les procès de Moscou et cette condamnation en Hongrie pour conspiration contre la République, haute trahison et trafic de devises étrangères, poussent Leyvraz à encourager les chrétiens à se méfier du communisme : ‘"Il ne faut pas s'y tromper : la condamnation du cardinal Mindzsenty n'est qu'un épisode de plus d'une vaste offensive antireligieuse qui tend à DÉTRUIRE L'EGLISE CATHOLIQUE d'abord, puis les autres confessions chrétiennes, dans tous les pays occupés par les Soviets. (...) Le communisme cherchera à diviser les chrétiens pour les battre en ordre dispersé, mais le répit qu'il accordera aux uns pendant qu'il attaque les autres, ne sera qu'un sursis. Il n'y a pas d'entente possible avec un régime sans-Dieu qui veut partout des peuples sans-Dieu. Il faut se défendre, résister, endurer pour durer, et les camps de concentration où gémissent aujourd'hui des milliers de croyants ne sont pas autre chose que de modernes catacombes2113."’ A la question posée par de nombreux lecteurs qui demandent : ‘"Que pouvons-nous faire"’, Leyvraz répond en alliant la foi du croyant à celle du militant : D'abord prier, "de toute son âme et à toute heure", se préparer à une "épreuve de fond" bien plus longue qu'un cent mètres; ‘"(...) il s'agit beaucoup moins de manifester que de se recueillir, de rassembler en Dieu nos énergies profondes, de faire l'inventaire impitoyable de nos faiblesses (...), de nous engager enfin, non pas tant contre le communisme que pour le Christ2114"’. Pour vaincre le communisme, Leyvraz appelle aussi à s'engager sur tous les plans, afin de devenir ‘"des chrétiens vivants qui fassent des communautés vivantes, une chrétienté vivante ! Sinon, tout le reste ne sera que fumée et vaine agitation2115"’. Cette opinion est certainement partagée par Mgr Charrière qui écrit, lors d'un appel publié dans le cadre du procès Mindszenty : ‘"Nos protestations, nos rassemblements et nos prières n'auraient qu'une signification ironique devant Dieu et devant les hommes, si nous ne nous décidions pas à une vie plus chrétienne. Beaucoup d'ennemis de l'Eglise le sont devenus parce que les chrétiens se contentaient trop de parler, sans assez vivre leur foi2116."’
En Suisse aussi, on épure, et Leyvraz ne craint pas d'exprimer clairement sa pensée lorsqu'il estime que les bornes sont dépassées, même quand il s'agit de lutter contre le communisme. En septembre 1950, le Conseil fédéral approuve les décisions prises par le Département fédéral de Justice et Police, visant à congédier tout fonctionnaire de la Confédération à cause de ses sympathies ou de ses engagements dans des groupes communistes. Contrairement à une bonne partie de la presse suisse qui se contente de donner purement cette information, Leyvraz commente à plusieurs reprises ce qu'il qualifie d' "épuration administrative" : s'il ne conteste pas le droit au pays de se défendre contre la cinquième colonne, il critique en revanche le procédé adopté, et le met en lien avec la politique du Kulturkampf et ses persécutions qui avaient créé de toutes pièces le "délit d'opinion"2117. Dès lors, les ‘"catholiques qui nous reprochent de ne pas cautionner les yeux fermés la raison d'Etat doivent se souvenir de notre passé, et des traces qu'il a laissées. Ils doivent se demander aussi au nom de quoi nous protesterions contre les "épurations" de l'Est si nous ne sommes pas scrupuleusement attentifs à ne pas nous laisser contaminer, si légèrement que ce soit, par l'esprit qui les a dictées2118" ! ’
Leyvraz ne se doute alors pas que ses diverses déclarations sont recueillies par le Ministère public de la Confédération. Depuis la fin de la guerre, ce Service traque les ennemis potentiels et déploie une intense activité de repérage de toute per-sonne qui, de par ses liens avec le communisme, pourrait attenter à la sécurité du pays : mise sur écoutes téléphoniques, épluchages des articles paraissant dans la presse, espionnage lors de manifestations et de réunions, rien n'est épargné pour ficher tout suspect. Comme des milliers d'autres personnes, Leyvraz est dans le lot. Même si aucun dossier n'est établi à son nom, il y a tout de même de ses traces dans certains dossiers des Archives fédérales concernant des mouvements aux-quels il a appartenu, des personnalités qu'il a fréquentées ou avec lesquelles il a correspondu, ou des actions politiques qu'il a entreprises. Un article de la Voix Ou-vrière du 1er août 1950, titré "De René Leyvraz à Ilya Ehrenbourg" est le premier élément dans lequel le nom de Leyvraz est mentionné. Il fait suite à un édito intitulé "Lettre ouverte à Ilya Ehrenbourg" dans lequel le journaliste catholique critiquait vertement l'écrivain qui s'était permis de donner des leçons à la Suisse ...2119.
Cité par Leyvraz in "Positions périlleuses". Courrier de Genève, 7 mars 1946.
"Les tréteaux ensanglantés". Courrier de Genève, 7 septembre 1947.
Ibid.
"Coassements dans les bénitiers". Voix Ouvrière, article cité par Leyvraz in "Les fossoyeurs de la liberté". Courrier de Genève, 14 septembre 1947.
"Au pied de ce gibet ... Réponse à M. Léon Nicole". Courrier de Genève, 21 septembre 1947.
"Où allez-vous, M. Nicole ?". Le Courrier, 15 avril 1949.
Henri PETIT, vicaire général. "Les catholiques de Genève protestent auprès de la Légation de Hongrie à Berne". Le Courrier, 29 décembre 1948.
"La condamnation du Cardinal Mindszenty. Inscriptions sur la porte d'airain". Le Courrier, 9 février 1949.
"Que pouvons-nous faire ?". Le Courrier, 12 février 1949.
Ibid.
François CHARRIÈRE cité par Leyvraz in "Médecin, guéris-toi ...". Le Courrier, 17 févr. 1949.
"Jusqu'où va la liberté ?". Le Courrier, 23 septembre 1950.
"Traces d'un ancien "délit d'opinion" ". Le Courrier, 7 octobre 1950.
Dans son article, la Voix Ouvrière évoque le nom de plusieurs personnes fort honorables [et pas du tout communistes] qui auraient rencontré Ehrenbourg et eu avec lui un cordial entretien. Dans la copie qui se trouve dans les archives du Ministère public de la Confédération, chaque nom de ces personnalités (ancien recteur de l'Université, chef d'orchestre, rédacteurs, pasteur ...) est souligné et accompagné, dans la marge, d'un "z" qui signifie vraisemblablement qu'une fiche a été établie pour chacune d'elles ...