IV. LE COMBAT POUR LA JUSTICE ET LA VÉRITÉ

1. L'AFFAIRE PADEREWSKI

Les années 1949-1950 sont placées par Leyvraz sous le signe d'une lutte acharnée et longue pour la vérité et la justice, ces deux mots qui, telle une proclamation, figurent comme devise sous le titre du journal. A la base de ce combat, il y a le musicien, patriote et homme d'Etat polonais Ignace Paderewski, qui a résidé durant quarante ans à Riond-Bosson, vaste demeure située à Morges, à une douzaine de kilomètres de Lausanne. Leyvraz avait eu l'occasion d'admirer le grand pianiste, en 1912, à Yvorne, dans le salon de la Fourmilière où Auguste Forel aimait à rassembler ses pensionnaires pour y écouter de la musique. Ce jour-là, le jeune René qui n'était encore ‘"qu'un petit montagnard farouche2126"’ âgé de 14 ans, se trouvait justement chez le vieux docteur. Tout à coup, une voix annonce l'arrivée de Paderewski. Tous se lèvent et l'auguste musicien se retrouve bientôt au centre de la pièce. Leyvraz le ‘"regarde de toute son âme, en rougissant jusqu'à la racine des cheveux. Et ce beau visage de chevalier sans peur et sans reproche se grave à jamais dans [sa] mémoire. De temps en temps, [les yeux de l'illustre personnalité] se posent sur ce petit bonhomme effaré2127"’. Trente-sept ans plus tard, celui qui avait admiré avec tant de timidité le grand pianiste, va défendre sa mémoire avec acharnement en se basant sur un témoignage écrit par Simone Giron (fille du peintre Charles Giron, ami du grand musicien), intitulé Le drame Paderewski. Dans son ouvrage, cette femme affirme que Paderewski était séquestré et drogué par son secrétaire Sylwin Strakacz, lequel en profitait pour lui faire signer des documents "en blanc"; en automne 1940, le pianiste aurait été contraint, par ce même personnage, de quitter la Suisse pour New-York, où il était décédé neuf mois plus tard. Simone Giron affirmait que Strakacz mentait en déclarant que le Maître n'avait laissé aucun testament à sa mort, mensonge corroboré par Henry Vallotton, avocat, Conseiller national radical suisse, qui avait géré les biens du musicien pendant plusieurs années.

Dès 1949, Leyvraz prend la défense de Simone Giron, qui se dit persécutée par ceux qu'elle accuse; il porte au grand jour "L'affaire Paderewski", dont les rebondissements multiples (on ira même jusqu'à parler d'une "nouvelle affaire Dreyfus") vont tenir ses lecteurs en haleine jusqu'en 19522128. Plusieurs titres de ses articles pourraient être ceux d'un roman policier : ‘"Une ténébreuse affaire - Le drame Paderewski - Absence de preuves ? - Où en est l'affaire Paderewski ? - Nous demandons toute la lumière ! - Vers un grand procès - Rien n'est éclairci - Un mystère troublant - Un verdict mal fondé - L'enquête qui s'impose - Justice fourvoyée - L'affaire va-t-elle rebondir ? - Un rebondissement de l'affaire - L'affaire Paderewski continue - L'injustice est consommée : Mme Giron va entrer en prison - Autour de la succession Paderewski : L'affaire n'est pas éclaircie - Epilogue : Strakacz capitule."’

L'édito du 9 avril 1949 apprend aux lecteurs du Courrier que certaines affirmations de Simone Giron se sont révélées exactes : un testament vient d'être découvert dans un coffre de la Banque Morgan, à Paris; Strakacz en connaissait l'existence, puisque Paderewski l'avait désigné comme exécuteur testamentaire. Or, en déclarant que son patron était décédé intestat, Strakacz était parvenu à faire de Mme Wilkowska, soeur du musicien, l'héritière de tous les biens. Trois mois plus tard, cette femme mourait, après avoir fait un testament en faveur de Strakacz qu'elle instituait unique héritier des biens gérés en Suisse par Vallotton, lequel - entre-temps - avait été nommé diplomate à Stockholm pour y représenter la Confédération helvétique. Dans cette affaire, parce qu'il refuse que l'honneur de la Suisse soit entaché, Leyvraz va se battre principalement contre le diplomate qui, ne l'oublions pas, est rattaché au parti radical ... Outré que Vallotton, ancien président du Conseil national, n'ait pas tenté de détourner Strakacz de ses allégations mensongères, Leyvraz estime que ‘"le Conseil fédéral doit tirer au clair ses agissements et prendre à son égard, le cas échéant, les sanctions qui pourraient s'imposer2129"’. Avec force, le journaliste réclame que ce personnage vienne s'expliquer : ‘"Tout montre qu'il y a [dans cette histoire] non seulement un crime de droit commun, mais l'une des pires machinations criminelles qui se soient ourdies sur notre sol, et au sujet de laquelle nos autorités se doivent de faire, pour la part qui les concerne, toute la lumière2130."’ Si, de prime abord, Leyvraz se montre assez prudent face à cette ‘"haute personnalité politique [qui] a le bras long2131"’, ses questions seront, de plus en plus, celles d'un accusateur conforté par les aveux et l'inculpation de Strakacz aux Etats-Unis pour détournement d'héritage et faux témoi-gnage : ‘"M. Vallotton a-t-il été trompé par l'ancien secrétaire2132 ?"’ demande l'édito-rialiste. Dans une interpellation adressée au Conseiller fédéral Petitpierre, qui a refusé de suspendre ou de mettre en congé le diplomate, Leyvraz demande : ‘"Com-ment, par quoi M. Vallotton était-il lié à Strakacz ? A-t-il été dupe ou complice ? Son action fut-elle désintéressée, ou en tira-t-il profit au-delà de ses honoraires d'avocat-conseil ? Dans le second cas : comment ? combien ? (...) Monsieur le Conseiller fédéral, qu'il s'explique ! S'il se dérobe derrière vous, notre peuple croira qu'il y a deux poids et deux mesures en Suisse, que les puissants peuvent échapper à la justice et que les faibles - Mme Giron l'était - doivent subir ses rigueurs. Et c'est cela, c'est cela seulement, Monsieur le Conseiller fédéral, qui porterait atteinte, et dangereusement, au crédit de l'autorité2133 !" ’Nouvelle adresse au Conseiller fédéral, une semaine plus tard :

‘"(...) on s'étonne, en bien des milieux que M. Vallotton soit entré dans notre diplomatie. De bonne source, on m'assure qu'en son temps M. le Conseiller fédéral Pilet-Golaz s'y opposa farouchement. Il devait avoir de bonnes raisons. On a passé outre. Pourquoi ? Sous quelle influence ? Qui était, au Conseil fédéral, le protecteur de M. Vallotton ? Pour quelles raisons2134 ? Quel intérêt M. Vallotton avait-il à [nier l'existence d'un testament] auprès des autorités compétentes aussitôt après la mort du maître2135" ?’

En tant que mandataire, alors que la succession du musicien n'avait pas encore été réglée, Vallotton avait vendu, à la Confédération, la propriété "La Bergerie" ayant appartenu à Paderewski. Cet acte encourage Leyvraz à poser de nouvelles questions :

‘"Comment, en vertu de quel mandat, la Confédération fut-elle engagée dans cette singulière affaire ? Dans quelles conditions les magistrats et fonctionnaires responsables de l'époque furent-ils amenés à l'endosser ? (...) Si la Confédération a été induite en erreur, pourquoi ne pas le reconnaître2136 ?"’

L'affaire rebondit lorsqu'on apprend qu'une mystérieuse personne (qui ne pouvait être Strakacz) serait venue à la Banque Morgan, cinq semaines après le décès de Paderewski, ouvrir l'enveloppe scellée contenant une deuxième enveloppe renfermant le testament. Sans accuser Vallotton d'être l'auteur de cette "effraction", Leyvraz ne peut s'empêcher de faire un rapprochement, et de demander à ce qu'il ‘"soit interrogé sur ce point capital et que ses déclarations soient confrontées avec celles de la Banque Morgan"’. Et surgit une nouvelle série de questions : ‘"M. Henry Vallotton s'est-il rendu à Paris le 4 août 1941 ? S'est-il présenté à la Banque Morgan ? A-t-il réclamé un pli Paderewski ? A-t-il ouvert la première enveloppe2137 ?"’ Le journaliste ose alors affirmer que ‘"seul un personnage muni de pouvoirs spéciaux pouvait se livrer à si grave opération2138"’ et il réclame l'envoi d'une commission rogatoire à Paris.

Dans la foulée, Leyvraz en vient aussi à accuser le Procureur général Boven (ami de Vallotton), d'avoir refusé de verser au dossier vingt-trois témoignages remis par Mme Giron, sous prétexte qu'il s'agissait de preuves faibles, constituées de ‘"quelques lettres et d'un cahier de notes personnelles de Mme Giron, faits de supposition, d'intuitions et de divinations, qui ne pouvaient en aucun cas constituer des "preuves" au sens où la loi l'entend2139"’. Après avoir douté que Boven ‘"ait été dans cette affaire le serviteur exact de la justice"’, Leyvraz se demande ‘"s'il ne se serait pas laissé impressionner et influencer par le très puissant Vallotton. Son comportement pose en tout cas des points d'interrogation troublants. Là aussi, nous avons le droit d'exiger la lumière complète2140".’

Notes
2126.

"Ignace Paderewski. In Memoriam". Le Courrier, 3 mai 1949.

2127.

Ibid.

2128.

Dans les années 1990, suite à un entrefilet que nous avions mis dans Le Courrier pour solliciter d'éventuels témoignages en vue de notre thèse, un vieillard nous avait téléphoné pour nous déclarer : "Dans l'affaire Paderewski, Leyvraz avait raison !"

2129.

"Une ténébreuse affaire". Le Courrier, 9 avril 1949.

2130.

"Le drame Paderewski". Le Courrier, 21 avril 1949.

2131.

Ibid.

2132.

Ibid.

2133.

"Adresse à M. Petitpierre, Conseiller fédéral". Le Courrier, 28 avril 1949.

2134.

"Deuxième lettre à M. Max Petitpierre, Conseiller fédéral". Le Courrier, 7 mai 1949.

2135.

"L'affaire Paderewski, Absence de preuves ? A Monsieur le Procureur général Boven". Le Courrier, 12 mai 1949.

2136.

"L'épilogue de l'affaire Boven-Giron. L'affaire Paderewski continue !".Le Courrier, 24 novembre 1949.

2137.

"L'affaire Paderewski. Un mystère troublant". Le Courrier, 28 juin 1949.

2138.

"Justice fourvoyée". Le Courrier, 8 septembre 1949.

2139.

"L'affaire Paderewski, Absence de preuves ? A Monsieur le Procureur général Boven". 12 mai 1949, op. cit.

2140.

"Deuxième lettre à M. Max Petitpierre, Conseiller fédéral", 7 mai 1949, op. cit.