b) La réponse du rédacteur en chef

Plus les mois passent, plus l'éditorialiste défend avec fougue la cause de Mme Giron qui, par ses écrits et ses démarches tous azimuts, est bien décidée à aller jusqu'au bout. Mais cette femme, de tempérament quelque peu hystérique, a été jusqu'à déclarer : ‘"(...) Tous mes recours ayant échoué, résolue à ne pas payer ces insultantes condamnations (Vallotton et Strakacz avaient demandé d'être dédommagés, et Vallotton avait même tenté de la faire interner par un psychiatre), je compris que pour défendre les biens de ma mère, seule comptait une main armée : je prévins alors les autorités que le jour où le mandataire des usurpateurs (lesquels s'étaient hâtés de passer les océans) oserait toucher aux biens de ma mère, je l'exécuterais sur-le-champ2143"’. Prenant fait et cause pour l'accusée, Leyvraz ne craint pas d'ajouter :

‘"Eh ! bien, je le déclare ici : en face de la même situation, aux prises avec la même maffia, je n'hésiterais pas à user des plus fortes menaces pour défendre le patrimoine familial. Il faut que certains "gros bonnets", eussent-ils à leurs côtés une justice aveuglée, comprennent que tout ne leur est pas permis aux pays du Major Davel et de Guillaume Tell. 2144."’

Vallotton dépose alors une plainte pénale contre Simone Giron, non pas au titre de mandataire de Paderewski, mais à celui de diplomate, de colonel et de Conseiller national, ce qui lui permet d'esquiver les enquêtes demandées contre lui ... Il affirme s'être tu jusque-là par respect pour les tribunaux, et ne souhaiter s'exprimer ‘"que pour "protester avec indignation contre les attaques insensées et les insinuations perfides" dont il déclare avoir été l'objet2145".’

Le 13 juin s'ouvre à Genève un procès opposant le Procureur Boven qui s'est porté partie civile contre Mme Giron (que certains accusent d'avoir été amoureuse de Paderewski). Revenant un peu sur sa défense unilatérale, Leyvraz admet maintenant que Simone Giron a ‘"pu commettre des fautes de tactique ou de mesure. C'est-à-dire des fautes que vous et moi, du commun des mortels, eussions inévitablement commises dans les mêmes circonstances2146"’. Mais l'éditorialiste reste sceptique puisqu'au terme du procès, il conclut qu' ‘"en l'état actuel de l'affaire, nul ne peut affirmer que le rôle de M. le Procureur Boven soit réellement élucidé2147"’. L'accusée est condamnée à deux mois de prison. En automne, elle dépose plainte contre le Procureur général Cornu, de Genève, en affirmant que le sténogramme des audiences - établi sur ordre de ce magistrat - constitue une falsification totale des débats; le juge d'instruction mandaté classe la plainte, en qualifiant les accusations de la plaignante d'imaginaires et d'invraisemblables. Dans l'édito où il parle de l'épilogue de l'affaire Boven-Giron, Leyvraz pense probable - tout en continuant de la défendre - que Mme Giron ait ‘"été, sur certains points, égarée par la passion, et qu'au cours de la procédure "latérale" elle ait commis des "gaffes" (...)2148"’. Le 7 décembre, la condamnée entre en prison. Le rédacteur en chef du Courrier se fait le porte-parole de l'homme de la rue aux prises avec de multiples questions : ‘"Il se demande si, dans notre libre démocratie, le fait de dénoncer des menées criminelles tendant à la captation d'un vaste héritage doit conduire son auteur en geôle alors que la lumière reste à faire sur le bien-fondé de ses accusations essentielles ... Il se demande si la raison d'Etat n'a pas pesé d'un poids déterminant sur cette affaire. Il se demande enfin si l'esprit de corps de la magistrature, si l'amour-propre de certains magistrats piqués au vif par les accusations d'une accusatrice inflexible, n'a pas joué là-dedans un rôle excessif aux dépens de la pleine sérénité qu'on doit attendre des tribunaux2149."’

Une nouvelle fois, c'est le côté "affairiste" qui provoque la colère du rédacteur en chef : ‘"Il y a quelque chose qui pourrit dans la libre Helvétie. Puissions-nous opérer cette gangrène pendant qu'il est temps, sans peur et sans faiblesse2150 !"’ Réclamer que la lumière soit faite vaut à Leyvraz une levée de boucliers de la part de milieux "conformistes" qui lui reprochent "d'attenter avec une dangereuse témérité" à l'honneur d'un pays. Après avoir exposé ces faits, le journaliste, qui est critiqué de toute part et qui traverse une crise morale, réplique en s'en prenant à ces "brasseurs d'affaires" qui éclaboussent la Suisse et compromettent son crédit moral; ‘"(...) clique de spéculateurs, qui ont souvent le bras long dans nos républiques, et qui ne connaissent qu'une seule loi : le profit à tout prix et par tous les moyens. (...) Ces vérités sont dures à dire. Elles déplairont à beaucoup. Qu'importe : elles doivent être dites pour le salut commun qui ne sera pas assuré par les seules et trop faciles vaillances d'un anticommunisme négatif. J'ai depuis longtemps brûlé mes vaisseaux. Je n'attends rien de ce monde. Je méprise au-delà de toute expression la gloire et le succès, et plus encore de flatter les passions populaires. Je n'aspire qu'à prier dans la solitude. Mon voeu le plus cher, c'est de me trouver au soir de ma vie dans un pauvre chalet de montagne, devant le feu, au pied du Crucifix où saigne encore de nos péchés et de nos abandons Celui que j'aime par dessus tout, Notre-Seigneur Jésus-Christ à qui j'ai dédié ma jeunesse et ma vie2151"’. Dans un nouvel édito, Leyvraz constate combien il est difficile de ‘"couper les tentacules de l'affairisme dans notre pays. Nous voulons bien croire encore que le "peuple des bergers est libre sur sa terre" et que "nul ne peut le soumettre par l'épée ou par l'or"2152, mais nous pensons que "le peuple des bergers" ferait bien de se réveiller pour s'en assurer par lui-même, et de mettre la pointe de son épée dans certains nids d'or qui ne sentent pas bon ..."’. La suite de son article nous permet de comprendre enfin pourquoi, depuis son adolescence, il a engagé tout son être (d'abord dans le socialisme, puis dans le catholicisme en s'appuyant sur la doctrine sociale de l'Eglise) pour lutter avec tant de virulence et d'âpreté contre le capitalisme :

‘"L'argent n'inspire pas le respect, et dans un monde dominé par l'argent il est terriblement difficile de loger son respect. Je pourrais, là-dessus, ébaucher une confession personnelle. Je suis un petit paysan des montagnes. Mon père et ma mère ont élevé dix enfants sur un petit bien couvert d'hypothèques. Je sais ce que c'est, dès ma petite enfance, que d'aller renouveler les "billets" à la banque du chef-lieu. On "ne me la fait pas" avec la "religion de l'épargne" et la récompense infaillible du travailleur sage et économe. Il y a longtemps que j'ai percé ces vieilles vessies de Monsieur Prudhomme. Mais enfin, de nature, je ne suis pas du tout porté à "tout fiche en l'air". J'ai horreur du bavardage dissolvant. Je me sens traditionaliste jusqu'aux moelles, avec une religion profonde de mes morts. Les scandales où je suis obligé d'entrer me comblent de tristesse et de dégoût. Si je m'écoutais, je m'enfuirais au fond de mes Alpes natales. J'ai soif de respect, une soif dévorante, et je sais de moins en moins où l'étancher, sinon aux sommets de l'Eglise. Or, je ne suis point un phénomène, mais un homme du peuple, du tissu même de ce peuple. Et je vous le dis, je le sais : le peuple suisse d'aujourd'hui, notre jeunesse d'aujourd'hui ont la même soif de respect. Ils ne demandent qu'à l'assouvir. Veillons à ne pas tromper cette soif ! Veillons, ô peuple des bergers, à la pureté de nos sources2153 !"’

La lumière n'étant toujours pas faite, l'éditorialiste du Courrier se joint au journaliste Pierre Béguin qui, dans La Gazette de Lausanne, demande au Conseil fédéral d'instituer une commission d'enquête sur l'affaire Paderewski (ce que les Autorités refuseront) et, par là même, sur Vallotton que Leyvraz qualifie d' ‘"Excellence intangible, cette Altesse sérénissime au sujet duquel on ne peut même poser des questions sans faire monter le rouge de la colère au front des augures ...2154"’. Plus ‘"le silence de M. Vallotton se prolongera, plus s'alourdira le malaise qui règne déjà dans l'opinion publique. Car si le compte de Strakacz est "virtuellement réglé", celui de notre ministre à Stockholm reste ouvert, et ce ne sont pas les procès "par la bande", moins encore les procès de presse, qui peuvent le régler2155"’. Sans conteste, la campagne menée par Leyvraz a un retentissement dans toute la presse helvétique qui le critique ou le soutient. Le Journal de Genève, la Tribune de Genève, le Confédéré, l'Illustré, La Gazette, la Voix Ouvrière, Le Peuple, la Patrie valaisanne, le Démocrate, Sie und Er, comme lui, exigent des preuves. La Nouvelle Revue de Lausanne et La Suisse accusent notre journaliste d'être "tombé dans le panneau", d'agir avec partialité, ou encore d'être victime d'un enthousiasme irréfléchi. Alors que le décret du Saint-Office vient d'interdire l'adhésion des catholiques au parti communiste, Leyvraz n'est nullement gêné de lutter aux côtés de la Voix Ouvrière. Malgré les désapprobations dont il fait l'objet, il affirme ‘"qu'il n'abandonnera pas ce combat2156"’ . Son ami Lescaze et le Conseiller fédéral Petitpierre lui reprochent ‘"d'avoir "pris passionnément fait et cause" pour Mme Giron, contre ses adversaires"’. Accusation que Leyvraz réfute ainsi : ‘"La seule passion que j'aie mise en cette affaire est celle de la justice, et j'aurai garde de m'en défendre. On se méfie beaucoup de la passion dans notre pays de moyennes : c'est oublier qu'elle est le moteur de toute action grande et forte. La passion est souvent plus lucide que le "gros bon sens" dont nous nous prévalons si volontiers, et qui dans bien des cas reste en deçà de la vérité par tiédeur, paresse et pleutrerie2157."’ De quels milieux proviennent ces gens qui le poussent et parviendront à le faire taire ? L'Eglise ? Le Parti ? Le Conseil d'administration du Courrier ? En tout cas, les bémols qu'il mettra dorénavant dans ses articles en spécifiant bien qu'il n'accuse nullement la Justice genevoise, et la lettre ci-dessous qu'il adresse à Reynold, font penser que des pressions sont exercées sur lui : ‘"Comme vous avez raison de dire qu'il faut à travers tout rester fidèle à soi-même ! En le faisant, je sens que je m'éloigne plus de la démo-ploutocratie où nous vivons et, par conséquent, de la presse bourgeoise telle qu'elle est actuellement inspirée et contrôlée. Cette presse est, de plus en plus, une presse dirigée, et sournoisement dirigée par des intérêts inavouables. La plupart des journalistes, s'ils ne disent pas le contraire de ce qu'ils pensent, ne peuvent pas exprimer leur véritable pensée. On ne leur impose pas directement une ligne mais des silences qui se font de plus en plus lourds. Il n'y a plus de critique efficace. Et ce sera la tâche difficile que de sortir tant soit peu du conformisme. Je suis en train de l'éprouver. Je ne sais quand ni comment je pourrai trouver le moyen de vous voir. J'arrive à bout de forces. En août, j'irai m'affaler sous mes sapins. Quelle vie ...2158."’ Pourtant, bien des gens lui ont ‘"dit et fait dire (...) qu'il était très dangereux de mettre le doigt [dans cette affaire], parce que trop d'influents messieurs y [étaient] en cause2159"’. Un de ses amis, inquiet de la ligne donnée par Leyvraz au Courrier, a entamé un dialogue avec lui : ‘"Ne sommes-nous pas "critiques" à l'excès, ne faisons-nous pas la part trop large aux "affaires" qui éclatent dans notre pays, et ne risquons-nous pas ainsi d'affaiblir dangereusement le crédit de nos autorités ? Ne serait-il pas plus sage de laisser cette besogne à la presse d'extrême-gauche, et de rester quant à nous dans le domaine des principes ?"’ Non, répond énergiquement Leyvraz :

‘"N'est-ce pas le rôle de la presse chrétienne en particulier que de réclamer avec énergie, à haute et intelligible voix, sans précautions oratoires, les assainissements qui s'imposent ? C'est une mission difficile et pleine de périls. Nous y courons le risque de nous passionner à l'excès, de nous laisser obséder par le mal, de ne plus discerner justement l'actif politique et social de notre patrimoine. Nous courons ce risque. Nous devons y veiller sans cesse. (...) nous ne saurions, sous ce prétexte, éluder nos responsabilités et nous réfugier dans le "domaine des principes". Car les principes que nous refusons d'incarner, qui restent par notre faute suspendus entre terre et ciel, se retournent contre nous : vous aviez la lumière, vous l'avez tenue sous le boisseau; vous aviez le sel2160, vous l'avez mis en conserve ...2161"’

Dans cette histoire, Leyvraz déplore que ‘"les "gouvernementaux" s'en [soient] remis simplement au Conseil fédéral. Très rares sont les hommes politiques qui ont personnellement examiné l'affaire2162"’. Mais si les politiciens ne prêtent guère d'attention aux débats instaurés par la presse, le Ministère public de la Confédération, lui, reste fort vigilant et "nourrit" ses dossiers. C'est ainsi que l'édito du 11 novembre 1949, dans lequel le journaliste fait état du différend Giron-Cornu est précieusement conservé à Berne ....

Le 8 décembre 1949, une rencontre amicale des journalistes catholiques a lieu à Genève. Leyvraz introduit une réflexion sur le thème ‘"Vérité et efficacité dans l'apostolat de la presse d'aujourd'hui"’, un sujet sur lequel il aura certainement beaucoup de choses à dire ...2163.

En janvier 1950, le procès Vallotton contre Simone Giron fait écrire à Leyvraz qu'il n'entend pas être l'avocat de cette femme, ‘"mais purement et simplement l'avocat de la vérité telle qu'elle m'apparaît après mûr et loyal examen2164"’. Au terme des délibérations, Leyvraz confesse :

‘"C'est le sentiment d'un parti-pris trop généralisé qui m'amena moi-même à me faire à l'excès, dans le détail, l'avocat de Mme Giron. On me l'a reproché, et j'en conviens sans détour. Concernant la personnalité de Mme Giron, il faut encore que je m'explique. Qu'elle ait été "hitlérienne" ou "amoureuse de Paderewski", cela peut donner lieu à des effets d'audience, mais c'est en marge de la question. Voici comment je l'ai vue pendant près d'une année : ardemment convaincue de la justesse de sa cause, ouverte, impulsive, mais aussi - après dix ans d'épreuves et de condamnations qu'elle juge imméritées - ulcérée, exaspérée, portée à dramatiser sinon à "démoniser" ce qui lui fait obstacle, incapable de contenir ou de mesurer l'expression de ses griefs. Je ne la suis pas sur ces chemins-là. Si je persiste à croire, en particulier, que la procédure latérale ne peut pas aboutir à la manifestation de la pleine lumière et de la complète justice en cette affaire, en l'absence d'une enquête générale, par contre je ne partage point l'opinion de Mme Giron sur la personnalité et les intentions des juges genevois qui se sont occupés de ses procès. Je ne crois nullement, de leur part, à un parti-pris contraire à leur honneur de magistrats. Ce n'est aucunement sur ce plan personnel - et passionnel - que je place le débat2165."’

Si Leyvraz tempère maintenant ses propos, ce n'est certainement pas parce que le diplomate a déclaré vouloir entamer une procédure contre le Courrier et son rédacteur en chef qui avait écrit que, lors de l'audience, ‘"la déposition Vallotton [n'avait] pas été soumise au feu d'un débat contradictoire. (...) Quant à la gestion, cette déposition m'a paru forte, plausible, d'une dialectique serrée. Sur d'autres points, elle m'a paru faible. J'ai exprimé ces sentiments dans un premier commentaire, et c'est là-dessus que M. Vallotton va me faire un procès ! Etais-je donc voué à l'approbation obligatoire et sans réserve2166 "’ ? Deux mois plus tard, déclarant toujours que l'affaire n'est pas éclaircie, Leyvraz fait le point :

‘"Nous ne prétendons pas n'avoir commis aucune erreur dans une campagne rendue extrêmement malaisée et périlleuse par l'absence d'une enquête générale. Ce dont nous demeurons convaincu, c'est que nous étions en droit de mener cette campagne, de poser des questions, même répétées, insistantes. L'affaire Paderewski reste maintenant inéclaircie dans ses éléments fondamentaux, tant pour ce qui concerne le drame de Riond-Bosson que pour le problème de la succession et de son administration. L'enquête générale que nous ne cesserons de réclamer et qui devrait se faire en liaison avec celle de la justice américaine, est le seul moyen de mettre un terme honorable, admis par tous, à une affaire qui a profondément ému l'opinion publique et sur laquelle un lourd malaise continue à planer2167."’

En février 1950, Leyvraz participe au Congrès international des journalistes catholiques qui se tient à Rome. Il fait une intervention dont l'arrière-fond est marqué par l'affaire Paderewski, et au cours de laquelle il tient à marquer l'indépendance du rédacteur face aux grandes puissances, qu'elles soient politiques ou économiques. Il voit son rôle comme celui d'un messager fidèle de l'Evangile et de l'Eglise qui, en aucun cas, ne doit se conformer au siècle présent; dès lors, il ne peut se lier sans réserve à aucun régime ni à aucun parti, afin de faire entendre la seule voix de l'Eglise. Son devoir est de se libérer de l'esprit du passé - vieilles routines, anciens compromis - qui pèse encore fortement sur la presse, ‘"sous forme d'hypothèques politiques, sociales, mondaines, économiques, publicitaires"’, et de faire entendre ‘"un message d'amour viril et de forte justice, et non pas des soupirs d'antichambre ou de sacristie. Il s'agit (...), à tous risques, à tous périls, d'entrer dans le vif, de tailler dans les faits. Il s'agit bien de se compromettre, de risquer des coups ou des procès. Je n'entends pas par là, bien entendu, qu'il faille cultiver l'esprit de querelle ou d'injures. Une charité constante doit inspirer nos combats, mais charité n'est pas lâcheté, et ce n'est pas en nous disant chaque jour "surtout pas d'histoire" que nous détournerons l'humanité des abîmes où elle se précipite. (...) C'est vers l'avenir qu'il nous faut regarder, et cet avenir exige de nous dès maintenant une rupture aussi complète que possible avec les attaches anciennes. (...) Désormais, la presse catholique doit être, non pas bourgeoise, ouvrière ou paysanne, mais purement, exclusivement catholique, et cela veut dire aussi largement humaine, largement ouverte à tous les problèmes, à toutes les angoisses de notre temps. Pour cela, elle doit tendre avec force à ne dépendre que de l'autorité religieuse (...) [qui], doit toujours (...) avoir le dernier mot. Ce qui doit disparaître, c'est la possibilité même de paralyser ou de congédier un journaliste catholique parce qu'il dit des vérités qui gênent ou qui offusquent tels ou tels intérêts."’ La suite de son discours doit être soigneusement retenue :

‘"Par contre (sic), vis-à-vis de l'Autorité religieuse, le journaliste lui-même doit faire preuve de la plus complète, de la plus filiale soumission. S'il se trouve désavoué dans certaines initiatives, il s'inclinera sans arrière-pensée. L'indépendance totale n'existe nulle part. Ce que nous demandons, c'est de dépendre, par la hiérarchie, du pouvoir spirituel, du Vicaire du Christ, et non pas de pouvoirs politiques ou économiques au profit desquels nous n'avons pas le droit d'aliéner notre liberté, qui doit rester tout entière disponible pour le service de la Vérité2168".’

Le 9 juin 1952, la Une du Courrier affiche le titre suivant : ‘"Dispositif du jugement rendu par le Tribunal de 1ère Instance de Genève, le 18 octobre 1951, dans la cause Henry VALLOTTON contre René LEYVRAZ et la Société du COURRIER DE GENÈVE "’. Dans son jugement, qui a été confirmé le 2 mai 1952, le Tribunal condamne solidairement le rédacteur en chef et son journal ‘"à payer à Sieur Vallotton la somme de 5.000.- fr. (...) avec intérêts à 5 % dès l'introduction de la demande, à titre de dommages-intérêts"’, ainsi qu'à 750.- fr. à titre d'indemnité judiciaire. En outre, il ordonne - entre autres - la publication de ce dispositif en première page du journal, avec une astreinte de 40.- fr. par jour de retard de cette publication. Commentaire de l'accusé : ‘"(...) On dit qu'un condamné a quarante-huit heures pour maudire ses juges ... Nous ne maudissons point les nôtres. Pas plus que nous n'avons mis en doute le souci d'équité des tribunaux genevois dans les autres procès "latéraux" de cette vaste affaire dont les origines remontent à une dizaine d'années, nous ne le faisons aujourd'hui que nous sommes personnellement frappés. Nous n'avons absolument aucun grief, personnel ou politique, contre M. Henry Vallotton. Nos lecteurs, anciens ou nouveaux, savent dans quel esprit nous traitons ici les problèmes, et avec quel soin constant nous ménageons les personnes, même lorsqu'il s'agit d'adversaires acharnés. Jusqu'à cette affaire, l'auteur de ces lignes n'a eu qu'un seul procès de presse en trente ans de carrière, et il l'a gagné. Ce seul fait témoigne avec assez d'éloquence. Si nous avons posé des questions insistantes sur le rôle de M. Vallotton dans l'affaire de la succession Paderewski, c'est à seule fin que toute la lumière soit faite. Et c'est dans la même intention que nous n'avons cessé de demander en vain, avec d'autres confrères, une commission d'enquête générale. Le tribunal a estimé que nos questions répétées et incisives impliquaient des insinuations de nature à porter préjudice à M. Vallotton. Nous n'avons pas à discuter là-dessus. Qu'il nous suffise de dire que si nous avons, dans le feu de cette campagne, blessé injustement qui que ce soit dans sa réputation et dans ses intérêts, nous le regrettons. Mais nous devons ajouter en notre âme et conscience, abstraction faite de toute question de personne, qu'à nos yeux l'affaire Paderewski n'est pas élucidée. L'un des principaux devoirs de la presse, et le plus difficile, est de déceler et de combattre l'injustice sous toutes ses formes. Cela ne va pas sans périls, nous l'éprouvons aujourd'hui. Mais pour n'avoir jamais d' "histoires" il faudrait tout laisser passer sans réagir. D'un autre point de vue, ce jugement comporte pour notre cher Courrier un assez lourd sacrifice financier. Nous demandons instamment à tous nos amis d'y penser, et de nous aider à faire face à ce fardeau supplémentaire. D'avance, nous les en remercions2169".’ L'appel sera entendu, puisqu'en une semaine, le journal recevra 3.000.- fr. pour couvrir ces frais. Le 12 juin 1952, les militants de l'Association chrétienne-sociale de St-Jean-Charmilles (émanation du Parti) adressent la lettre suivante au rédacteur en chef du Courrier : ‘"Nous avons appris avec sérénité le jugement rendu dans l'affaire Henry Vallotton - René Leyvraz. Vous êtes condamné mais la vérité ne sort pas, la lumière n'est pas faite. Selon que vous serez faibles ou puissants ... Poursuivez votre tâche avec courage et persévérance, le peuple honnête et brave est avec vous ! Nous adressons au Courrier une petite somme [21fr. 20], modeste part de quelques travailleurs au coup dur qui atteint notre cher journal. Vérité et Justice, magnifique devise que nous voulons vous aider à défendre2170."’ Dans son mot de remerciement, Leyvraz écrit : ‘"Le geste des militants de St-Jean-Charmilles est l'un de ceux qui m'ont le plus profondément touché. Faites-leur part de ma reconnaissance émue. La réaction du public est excellente. (...) Les gens ont compris ...2171."’

Des années plus tard, le 10 juillet 1958, lors d'un litige avec Mgr Charrière, Leyvraz écrira à l'évêque : ‘"En ce qui concerne l'affaire Paderewski, je ne crois pas me tromper en disant que vous m'avez donné un conseil de prudence, de circonspection, mais non d'interruption. Ou bien vous ai-je mal compris ? J'ai été condamné. Cependant, un avocat genevois qui a pu voir le dossier comme représentant du gouvernement national polonais de Londres, m'a dit il y a trois ans, en propres termes : "Non seulement vous ne vous êtes pas trompé, mais vous étiez encore bien au-dessous de la vérité". J'ai pourtant commis dans cette campagne des erreurs et des imprudences, je le reconnais sans autre2172."’ Malheureusement pour Leyvraz, l'avocat en question ne fera jamais cette mise au point de manière publique ...

Notes
2143.

Citation figurant dans La Gazette du 10 mai 1949, et reprise par Leyvraz dans "Absence de preuves ? A Monsieur le Procureur général Boven", 12 mai 1949, op. cit.

2144.

"Absence de preuves ? A Monsieur le Procureur général Boven", ibid.

2145.

"L'affaire Paderewski. Réponse à la "mise au point" de M .Vallotton". Le Courrier, 3 juin 1949.

2146.

"L'affaire Paderewski. Le système Boven". Le Courrier, 16 juin 1949.

2147.

"Autour de l' "affaire". Rien n'est éclairci". Le Courrier, 23 juin 1949.

2148.

"L'épilogue de l'affaire Boven-Giron. L'affaire Paderewski continue !". Le Courrier, 24 nov. 1949.

2149.

"L'injustice est consommée. Mme Giron va entrer en prison". Le Courrier, 2 décembre 1949.

2150.

"Absence de preuves ? A Monsieur le Procureur général Boven". 12 mai 1949, op. cit.

2151.

"Soliloque anticonformiste". Le Courrier, 14 mai 1949.

2152.

Cette phrase du Chant des Suisses de Gustave Doret, (texte de René Morax) extrait de "Tell", est souvent citée par Leyvraz dans ses éditos.

2153.

"Au peuple des bergers ...". Le Courrier, 2 juin 1949.

2154.

"L'affaire Paderewski. L'enquête qui s'impose". Le Courrier, 5 juillet 1949.

2155.

"Où en est l' "affaire" ?". Le Courrier, 19 juillet 1949.

2156.

"La foire aux dupes". Le Courrier, 21 juillet 1949.

2157.

"Après le procès Boven-Giron. Un verdict mal fondé". Le Courrier, 30 juin 1949.

2158.

Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 6 juillet 1949. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.

2159.

"L'affaire Paderewski, L'enquête qui s'impose", 5 juillet 1949, op. cit.

2160.

Mt 5,13-16.

2161.

"En reprenant la plume". Le Courrier, 28 février 1950.

2162.

"Où en est l' "affaire" ?". 19 juillet 1949, op. cit.

2163.

Lors de ce rassemblement, vraisemblablement organisé par Le Courrier, Dubois-Dumée, ré-dacteur en chef de Témoignage Chrétien, introduit une réflexion sur "Le Bureau International des Journalistes et ses services pratiques"; le lendemain, c'est Fabrègue, réd. en chef de la France Catholique qui ouvre la discussion sur "La préparation du Congrès de Rome pour l'Année Sainte".

2164.

"L'affaire Paderewski. La lettre et l'esprit". Le Courrier, 14 janvier 1950.

2165.

"L'affaire Paderewski est-elle éclaircie ? Réponse à M. Henry Vallotton et à Me Hermann Dutoit". Le Courrier, 27 janvier 1950.

2166.

"L'affaire Paderewski est-elle éclaircie ? Réponse à M. Henry Vallotton et à Me Hermann Dutoit", 27 janvier 1950, op. cit.

2167.

"Autour de la succession Paderewski. L'affaire n'est pas éclaircie". Le Courrier, 16 mars 1950.

2168.

"Le journaliste catholique dans le monde moderne". Le Courrier, 18 février 1950.

2169.

"A propos d'un jugement". Le Courrier, 9 juin 1952.

2170.

Lettre de l'Association chrétienne-sociale St-Jean-Charmilles, signée par André RUFFIEUX, à René Leyvraz, 12 juin 1952. Archives du parti indépendant et chrétien-social, Genève.

2171.

Carte de René LEYVRAZ à André Ruffieux, 13 juin 1952. Archives du parti indépendant et chrétien-social, Genève.

2172.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr François Charrière, 10 juillet 1958. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote XI Co 17.