2. TOUT LE MONDE PEUT SE TROMPER ...

Fréquemment, ceux qui, dans les années de passion ou de guerre, n'ont pas adopté la ligne des vainqueurs du conflit, sont mis en demeure de se justifier. Leyvraz a été pris à parti dans la Voix Ouvrière par l'avocat communiste Jean Vincent (*) (contre lequel il est en constante polémique) et qui, sous le titre "Les enragés" avait écrit : ‘"M. Leyvraz est un des molosses pratiquants de l'antisoviétisme. Et ses écrits sont injurieux, violents, fanatiques, coupables ...".’ L'accusé commente la suite de l'article : ‘"Là-dessus, une hottée de sottises et d'injures tendant à prouver que j'ai été, du moins par mon silence, complice de l'Axe pendant la guerre. Le malheur pour M. Vincent, c'est qu'aux premiers jours de 1939 - alors qu'il était, lui, dans l'euphorie du Pacte germano-russe - j'ai écrit et signé dans la Liberté Syndicale un article-manifeste flétrissant la guerre d'agression du Troisième Reich. Je n'ai pas eu, comme lui, à tourner ma veste depuis lors : tous mes écrits, dans la Liberté Syndicale, dans l'Echo Illustré et dans la Liberté de Fribourg en font foi2173."’

Pourtant, deux ans plus tard, l'affaire Paderewski amène Leyvraz à relire l'histoire, en tissant une sorte de lien entre l'engagement de tous ceux qui se battent pour défendre une cause qu'ils estiment juste, et les événements d'avant-guerre; le journaliste va alors rendre hommage à ‘"tous ceux qui sont capables de souffrir pour une cause, d'y sacrifier leur temps, leurs biens et au besoin leur vie"’. De par leur militance, ces personnes constituent une "élite", dont la caractéristique est d'être ‘"attirée vers les "positions avancées", voire, en un temps de confusion et de détresse comme le nôtre, vers les extrêmes. Elle est portée à prendre des risques, surtout le risque majeur de s'égarer dans l'affreux dédale de notre époque. [Car] il ne suffit pas de foncer : il faut être dans le bon chemin. Le dernier critère de l'élite, c'est donc la Vérité. Mais on me permettra de m'en tenir pour le moment au premier critère, qui est éliminatoire, celui du courage. On peut être intellectuellement dans le vrai et ne pas appartenir à cette élite, par sécheresse ou par couardise. On peut être intellectuellement dans l'erreur, plus ou moins, et y appartenir tout de même. Or, j'estime, de ce point de vue, que nous sommes en train de massacrer nos élites et qu'elles sont en train de s'entre-massacrer. Je m'explique"’. Vient alors le regard que jette maintenant le journaliste sur son propre passé : ‘"Avant et même pendant la guerre, une partie de nos élites ont été attirées par l'ordre nouveau issu du fascisme et de l'hitlérisme. Ce n'est pas discutable. Cela ne veut pas dire qu'elles aient, sauf exceptions, adhéré au totalitarisme. Cela veut dire qu'elles ont vu là une révolution qui éliminerait ses toxines et permettrait d'établir, hors du capitalisme et du communisme, un ordre meilleur en Europe et dans le monde. Cette "polarisation" est allée beaucoup plus loin, beaucoup plus profond qu'on ne veut bien en convenir. J'avouerai donc, pour ce qui me concerne, avec ma balourdise bien connue des magasins de porcelaine. Je ne pense nullement que tout fût mauvais dans le fascisme. Mais quant à ses déviations avérées, je dirai, j'avouerai qu'il m'est arrivé de me mettre joliment le doigt dans l'oeil. Je n'ai malheureusement pas le temps de rechercher les textes pour ceux qui auraient l'affectueuse intention de me pendre. Ils sont dans les collections du Courrier et de la Liberté syndicale d'avant la guerre. Pour ce qui concerne le fascisme mussolinien - car je me suis toujours méfié profondément du nazisme - je crois me souvenir qu'ils ne sont pas piqués des vers. Les archivistes de la terreur future les trouveront sans peine ... Parmi ceux qui se sont approchés de l'ordre nouveau, il y eu certainement quelques traîtres avérés et stipendiés, des "pourris". N'en parlons pas. Mais tous les autres ont été depuis marqués publiquement d'une tare : on a fabriqué en série des charretées entières de "sous-traîtres", remplies de gens qui s'étaient plus ou moins égarés, ou trop avancés, qui n'étaient plus dans le conformisme de l'heure, mais dont la droiture et le courage ne pouvaient être suspectés. Les communistes doctrinaires se sont acharnés à cette besogne, sans prévoir le choc du retour ... (...) Maintenant, c'est le retour de foire. Nous en sommes aux traîtres communistes. Je mets à part ici, avec rigueur, les doctrinaires fanatiques qui envisagent délibérément de faire triompher chez nous leur système à la faveur de l'occupation étrangère. Mais je demande, fort de tant de cruelles expériences, qu'on soit beaucoup plus prudent qu'on ne l'a été jusqu'ici dans l'attribution des nouveaux brevets de "traîtrise". Car si nous continuons de ce train, il n'y aura bientôt plus en Suisse aucun homme énergique qui n'ait été, ne soit ou ne devienne le "traître" de quelqu'un. C'est pourquoi je repousse l'anticommunisme négatif comme base de la solidarité helvétique. (...) Beaucoup de nos intellectuels (...) s'approchent du communisme par anticonformisme, par révolte foncière contre l'ordre capitaliste, dont la corruption éclate de toute part. Ils y voient une possibilité de révolution, et peut-être la seule à leurs yeux. Bon nombre, par exemple, ont adhéré au Congrès de la Paix, que je tiens, pour ce qui me concerne, pour une oeuvre latérale de la propagande soviéitique (sic). Parmi ceux-là, je note, comme typique, le cas de mon vieil ami Lucien de Dardel2174. Que de fois j'ai pesté contre lui sans cesser de l'aimer ! Il n'est point communiste, mais il est profondément, irrévocablement révolté. Pendant ma campagne contre les Tropiques de Miller2175, il fut le seul, dans le silence universel de la presse bourgeoise, qui ait osé dire son avis. Il n'était pas d'accord avec moi, il me l'a dit, il a publié intégralement ma réponse. C'est un honnête homme et c'est un courageux. Sa voix est étouffée ... Je le regrette, bien que neuf fois sur dix je fusse en désaccord avec lui. Etouffée, sa voix, je le note en passant, au moment même où il était en train d'entreprendre, d'élucider l'affaire Paderewski. (...). Mais je m'aperçois que je ne vous ai pas encore parlé de mes "réactionnaires", de mes "enterrés". A vous l'honneur, Gonzague de Reynold ! Que de fois ne m'a-t-on pas dit entre deux portes : "Vous savez, Reynold, le fascisme, l'ordre nouveau ..." - Bon, et puis zut ! Si Reynold est allé trop loin : il n'y a que les sots et les lâches qui ne se trompent jamais. Je ne quitterai pas pour autant le maître de ma jeunesse, le chantre des Cités et Pays suisses, le barde des Bannières flammées et de l'Age de Fer, l'historien, l'analyste aigu de notre démocratie. La démocratie libérale, mâtinée d'étatisme, est-elle intangible ? A-t-elle fait ses preuves en Europe depuis l'armis-tice ?"’ Après avoir cité plusieurs militants de la défunte Union nationale, et mis en évidence leurs profondes qualités humaines, Leyvraz termine son article en estimant qu'un regroupement - sur un plan purement politique et social - des élites opposées serait ‘"une entreprise chimérique. Le conflit des élites doit être DÉPASSÉ, et dépassé PAR EN HAUT. Les inquiétudes d'aujourd'hui sont beaucoup plus profondes que celles d'il y a quinze ou vingt ans. Elles sont, dans leur fond, d'ordre religieux et métaphysique. Les regroupements superficiels n'y peuvent rien. Je ne vois qu'une issue à nos maux : c'est qu'un christianisme vivant et viril convoque le peuple et les élites suisses au pied de la Croix. Je parle, bien entendu, des deux confessions, et je parle en plus de tous ceux qui n'ont point de credo, par notre faute souvent, et qu'un grand souffle chrétien peut emporter. Je n'ai de confiance qu'en le Christ Rédempteur2176".’

Peu après la parution de cet article, Leyvraz reçoit ce mot de Reynold :

‘"Cher Monsieur, Un ami m'a envoyé votre article du 19. Je tenais à vous dire combien j'ai été touché du paragraphe qui me concernait. Je vous ai toujours regardé comme un ami, je ne me suis jamais trompé. J'espère que vous pensez la même chose de moi (...). L'opinion m'a toujours laissé dans l'indifférence. Je lui ai toujours préféré la situation. Le succès ou l'insuccès ne m'ont jamais beaucoup ému, je ne désire qu'une chose : terminer mon oeuvre. Et, tous comptes faits, je ne me suis pas trompé sur l'essentiel : votre article me le prouve, où nos deux pensées se rejoignent. Elles se rejoignent d'autant plus facilement que, ni vous, ni moi ne sommes des bourgeois. J'aurais grand plaisir à vous revoir. Si jamais vous pouviez disposer d'un week-end, je serais heureux de vous offrir mon toit2177."’

Retour de Leyvraz :

‘"Cher Monsieur et ami, Vos lignes m'ont profondément ému. Je guettais le moment de faire sonner cette cloche-là, non certes pour vous "défendre", mais pour signifier enfin aux "conformistes" mon dégoût de leur basse ingratitude et pour donner à beaucoup de peureux et d'effarés, le goût d'une grandeur dont ils ont besoin mais qu'ils n'osaient plus avouer. On vous écoute en France et en Belgique, vous allez partir en Amérique du sud mais les oreilles suisses restent encore terriblement bouchées. Vous dédaignez les succès, et vous avez bien raison, mais il nous importe à nous que votre voix soit de nouveau entendue. Je suis effrayé de ce que je découvre sous notre croûte de vertus helvétiques. La démocratie suisse est en train de pourrir sur pied. Elle pourrit de bourgeoisie, de matérialisme, de mesquinerie, de lâcheté et de bêtise. Vous connaissez mon tourment. Grosso modo, je suis politiquement de droite et socialement de gauche, et même d'extrême-gauche, étatisme exclu. Comme je suis journaliste, je dois prendre position tous les jours, dans des contingences incroyablement chaotiques. Outre cela, je suis incurablement sensible et même ultra-sensible. Vous voyez ... Je suis harcelé de besogne et je ne connais pratiquement plus de "week-end". Et pourtant votre toit m'attire, et moi aussi j'aspire à vous revoir. Je chercherai donc une issue et vous avertirai. Vous savez bien que je vous aime, pour vous-même et pour tout ce que vous m'avez donné. Croyez, Cher Monsieur et ami, à ma fidèle affection2178."’

Réponse de Reynold :

‘"Votre lettre montre que nous nous ressemblons beaucoup, surtout hélas ! par la sensibilité. Nos idées fondamentales en politique sont les mêmes et je me définirais volontiers comme un révolutionnaire discipliné. Je vous écris surtout pour vous dire que votre lettre m'a ému, qu'elle a augmenté mon désir de vous revoir, sans raison autre que parce que c'est vous et parce que c'est moi2179."’

En assurant Reynold ou Dardel de son amitié, en exprimant publiquement l'affection qu'il porte à certains membres de la très décriée Union nationale, en montrant l'attachement qu'il a pour un Léon Nicole ou un Paul Golay, ‘"homme de grand coeur et d'active bonté2180"’, Leyvraz fait encore preuve d'un indéniable courage et d'une certaine liberté, dans cette époque prompte à étiqueter et condamner tous ceux qui ne suivent pas seulement les vainqueurs du moment. De plus en plus souvent, il rend hommage au socialisme qu'il invite maintenant à ‘"se repenser (...) en fonction des valeurs chrétiennes qui sont en harmonie avec ses meilleures aspirations (...)2181"’. Il n'éprouve aucune honte, dans son journal catholique, à rappeler qu'il a connu personnellement ‘"des chefs socialistes authentiques. J'ai dit ce que je pensais de mon ami Charles Rosselet, mort il y a deux ans. Il était le disciple de Charles Naine, que j'ai intimement fréquenté. Ces hommes étaient incontestablement des humanistes et, à bien des titres, des chrétiens qui s'ignoraient2182"’. En outre, Leyvraz qui s'était ouvertement éloigné de Jules Humbert-Droz lorsque celui-ci avait quitté le socialisme démocratique pour s'engager dans le marxisme et devenir alors secrétaire du Komintern pour les pays latins, verra d'un oeil bienveillant le retour de l'ancien pasteur au parti socialiste suisse dont il est nommé secrétaire central. Comment le journaliste catholique ne pourrait-il pas se réjouir de ce qu'Humbert-Droz, rebuté et révolté par le totalitarisme stalinien (et interrompu, lors d'une séance du Praesidium, par ces mots de Staline : "Que le diable t'emporte2183"), ait décidé de tourner le dos au communisme ? Dès lors, Leyvraz corrigera le regard négatif qu'il avait porté jusque-là, dans plusieurs éditos, sur son ancien condisciple :

‘"Je connais Humbert-Droz, et je suis convaincu de sa parfaite sincérité à travers toutes ces démarches. Il s'est courageusement engagé, il a beaucoup risqué, il n'a jamais été guidé par l'intérêt personnel, et maintenant encore ce n'est manifestement pas l'ambition politique qui le guide. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Il est facile de souligner les contradictions d'un homme dans une époque aussi tourmentée. Que celui qui n'a jamais subi les vertiges du temps lui jette la première pierre ...2184. Je ne suis pas cet homme-là2185."’
Notes
2173.

"Mythes et réalités soviétiques". Courrier de Genève, 9 février 1947.

2174.

Journaliste neuchâtelois, Lucien de Dardel avait milité avec Leyvraz dans les Jeunesses socialistes, en 1919. Rédacteur en chef de deux hebdomadaires, Curieux (1938-1944), Servir (1944-1948), il terminera sa vie au journal La Sentinelle, et mourra en janvier 1964.

2175.

En juin 1948, Leyvraz avait entrepris une campagne de presse pour faire interdire par le Procureur de la Confédération la diffusion de cette oeuvre de Miller qu'il jugeait immorale.

2176.

"Le jeu des "traîtres" et le massacre des élites". Le Courrier, 19 mai 1949.

2177.

Lettre de Gonzague de REYNOLD à René Leyvraz, 25 mai 1949; Bibliothèque Nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.

2178.

Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 28 mai 1949; Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.

2179.

Lettre de Gonzague de REYNOLD à René Leyvraz, 15 juin 1949; Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold.

2180.

" "Ce monstre d'inquiétude" ...". Le Courrier, 15 novembre 1949.

2181.

"Crise du socialisme ?". Le Courrier, 5 avril 1949.

2182.

" "Hitler avait raison" ...". Le Courrier, 12 mars 1949.

2183.

STALINE cité par Leyvaz, in "Une polémique révélatrice". Le Courrier, 8 juillet 1954.

2184.

Allusion à la scène du Christ devant la femme adultère; Jn 8,1-11.

2185.

"Paix sur la terre". Le Courrier, 26 décembre 1952.