c) Emmanuel Mounier

Leyvraz a déjà opposé à cette sorte de démission L'affrontement chrétien de Mounier, homme dont ‘"le courage s'allie à la sagesse et ne s'égare point. Nous sommes sur un sommet. On ne lit pas ce livre, on le vit, avec passion, avec douleur, avec crainte, avec une immense espérance ....2196"’ . L'éditorialiste a donc corrigé son regard sur celui qu'il qualifiait jadis de "brouillon"; il apprécie maintenant ce philosophe qui, comme lui, est un "battant" bien décidé à faire échec à la bourgeoisie et au capitalisme. Face au drame que vit le christianisme contemporain, Mounier ne préconise-t-il pas ‘"d'affronter l'orage, d'entrer dans le combat, de tenter la sortie, quoi qu'il puisse en coûter, [sur la base d'un] dur examen de conscience, qui nous amène à constater que nous sommes loin d'être suffisamment équipés pour les luttes de ce temps. - Mais nous avons la Vérité ! - Oui, nous l'avons, mais il ne s'agit pas seulement de la posséder ou de la démontrer - il s'agit de la servir, de la communiquer2197 "’ ? Loin de préconiser la force dure, telle qu'elle a été exaltée par Nietzsche, Mounier écrit : ‘"Le christianisme, qui sauve l'homme et la femme, prêche la force avec la douceur, les vertus héroïques en même temps que la parfaite obéissance, la violence spirituelle à travers la désappropriation de soi; (....) Il a la ressource de sonner aujourd'hui le ralliement des énergies viriles, (...) Mais il ne saurait se faire une idole de la virilité pas plus que de la féminité. Qu'on ne s'étonne pas de le trouver, comme Dieu même, en tous lieux, mais en tous lieux aussi contre les idoles2198."’ Au terme de l'impitoyable guerre qui vient de s'éteindre, nombreux sont ceux qui ont cru qu'une "ère de détente et de conciliation, une sorte de "nouveau moyen âge" " allait s'instaurer. Or, constate Leyvraz, il n'en est rien : ‘"Le monde totalitaire reste sur pied de guerre, et l'esprit totalitaire n'a pas disparu. (...) Il n'est donc pas temps de désarmer, et c'est Mounier qui a raison : il faut sonner le rappel des énergies viriles, dans le christianisme, et par lui dans le monde (....)."’ Certes, en se dégageant de "l'embourgeoisement" dans lequel la chrétienté s'est enfoncée, il n'est nullement question de ‘"donner dans un christianisme "prolétarien". - Ce serait aller de Charybde en Scylla ! Il s'agit de rendre la religion accessible à tous, la chrétienté habitable pour tous, en veillant à ne plus les confondre avec un état d'esprit, de moeurs et d'usages qui appartiennent spécifiquement à une classe, et même au passé d'une classe. (...) Lisez L'affrontement chrétien. C'est un grand ouvrage, âpre et dur, mais hautement salubre2199".’

Si Leyvraz salue L'affrontement chrétien de Mounier d'une part, et s'il reconnaît, d'autre part, ‘"le caractère foncièrement personnaliste de la révolution chrétienne2200"’, il décèle toutefois un péril dans cette "profession de foi", lorsqu'elle entend ignorer ‘"les "forteresses" que sont les communautés intermédiaires (...)2201"’. En outre, il s'insurge contre les déclarations de Mounier faites dans le cadre d'une enquête, menée par la revue Esprit, sur le communisme et les jeunes. Ne voulant pas exposer à ses lecteurs le débat instauré dans cette revue, afin de ne pas le simplifier à l'excès (et peut-être parce qu'il le juge trop intellectuel), l'éditorialiste n'en retient que les conclusions pratiques. D'abord, il critique Mounier qui a déclaré que "tant que le fait subsiste, il commande," vision que Leyvraz qualifie de "fausse et redoutable". Par exemple, dans les années Trente, lors de la montée des fascises, fallait-il vraiment ‘"rester "dans le courant" de la masse ? (...) Avons-nous vraiment, comme le dit Mounier, le "devoir politique" de "ne pas compromettre la cohésion de la force politique de la révolution ?" Est-il juste, dès lors, de condamner toutes les forces politiques - dont le M.R.P. - "’qui sont en dehors du "Parti" ?" C'est avec le recul de sa propre expérience que Leyvraz juge cette déclaration de Mounier : ‘"... Nous voyons les meilleurs des jeunes Français issus de la Résistance, ou rentrés des camps de déportation, s'inscrire au seul parti où ils croient trouver à la fois une discipline virile, le sens de l'histoire, la grandeur et l'efficacité"’. Or, rappelle l'éditorialiste, nous ‘"avons déjà entendu ce langage entre les deux guerres. Nous le connaissons aussi, "ce mélange de dureté militaire et de camaraderie de combat" .... C'est là-dessus que Mussolini a fondé ses faisceaux, et Hitler ses S.A. et ses S.S. ..."’. Dans sa critique, le rédacteur signale cependant que Mounier n'a pas ‘"les yeux fermés sur les erreurs et les tares du communisme. (...) On peut tirer de son "débat" un dur réquisitoire"’. Mais Leyvraz admet mal que l'espoir du philosophe en l'avenir repose sur cette conviction : que les chrétiens doivent rester dans le courant de la ‘"force politique de la révolution. (...) Si généreuses, si nobles que soient les intentions de Mounier, tout cela nous paraît dangereusement chimérique. Ce qu'un chrétien, ce que des chrétiens peuvent et doivent espérer de leur apostolat personnel dans les milieux communistes, c'est de gagner des hommes, et surtout dans le rang, mais non point de modifier, d'infléchir en quoi que ce soit la ligne générale du mouvement. Un communiste touché par cet apostolat devient un mauvais communiste, suspect, véreux aux yeux du Parti"’. En outre, lorsque Mounier reproche aux non-communistes leur manque de "dynamisme"; ce mot éveille l'agacement de Leyvraz : ‘"(...) il s'agit, au bout du compte, de voir de quoi il est fait, ce "dynamisme" dont on nous rebat les oreilles depuis trente ans, à coups de "slogans" contradictoires ... Nous ne comprenons pas pourquoi les non-communistes seraient tenus pour du rebut - sinon par une sorte de contamination de la mystique des "masses" dont il semble que certains catholiques soient vérita-blement obsédés"’. Puis vient le reproche - vraisemblablement le plus fort - que Leyvraz adresse à Mounier : ‘"Nous ne voyons, non plus, aucune espèce de raison valable pour que les chrétiens, sur le plan politique et sur le plan syndical, s'inter-disent de grouper leurs forces en dehors du Parti communiste ! Mounier fait totale-ment abstraction de la sociologie chrétienne, et de tout l'enseignement de l'Eglise en matière sociale comme en matière civique. Il ne voit pas que nous avons le devoir politique aussi bien que social de nous opposer à l'érection d'une monstrueuse bureaucratie d'Etat, infiniment mieux armée que la ploutocratie elle-même, et contre laquelle il faudrait sans désemparer refaire une révolution, mais dans quelles conditions ... Enfin, on doit se demander comment nous sortirons du chaos si de toutes parts s'érigent des "sous-pontificats" intellectuels qui ne tiennent rigoureuse-ment aucun compte des directions de l'Eglise elle-même2202."’ Bref, Leyvraz refuse nettement d'abdiquer; il veut toujours mettre son espoir dans une militance catholique organisée qui, avec la Doctrine sociale de l'Eglise, dispose d'armes suffi-santes pour faire échec aux totalitarismes.

Notes
2196.

"L'affrontement chrétien". La Liberté, 11 juillet 1945.

2197.

Ibid.

2198.

Emmanuel MOUNIER. L'affrontement chrétien, cité par Leyvraz, ibid.

2199.

René LEYVRAZ. "L'affrontement chrétien", 11 juillet 1945, op. cit.

2200.

"Notre révolution. Le règne social du Christ". Courrier de Genève, 24 janvier 1946.

2201.

Ibid.

2202.

"A propos d'un "débat à haute voix" ". Le Courrier, 11 avril 1946.