d) Charles Maignial

Leyvraz continue de s'opposer à certaines réflexions développées dans Esprit puisque, quelques jours plus tard, il qualifie un article écrit par Charles Maignial de "tissu de sophismes". En effet, Maignial n'a-t-il pas osé professer que ‘"c'est l'homme et non la société qui intéresse l'Eglise2203"’ ? Voilà donc encore un de ces intellectuels qui dénient à l'Eglise le droit de délivrer un message social et civique et qui considèrent ses enseignements sociaux comme un abus ! ‘"Ayant déraillé de la sorte, M. Maignial tombe tout droit dans l'extravagance et le délire"’ lorsqu'il demande : ‘"Depuis quand les chrétiens refuseraient-ils la violence ? Ils ne la refusent que pour l'avènement du Royaume de Dieu. L'avènement de ce Royaume n'empêche pas l'avènement de la cité juste par le moyen de la révolution. Mais le chrétien peut être amené à choisir entre le témoignage pour Dieu et l'efficacité pour l'homme. Après avoir aidé son frère communiste à tuer le contre-révolutionnaire au nom de l'homme, il peut être amené à accepter, voire à revendiquer la mort de la main de ce camarade révolutionnaire, le jour où son exigence spirituelle fondamentale lui ferait clairement percevoir que, dans une conjoncture déterminée, son travail pour l'homme serait une trahison du témoignage qu'il doit rendre à Dieu"’. Leyvraz qui, dans sa jeunesse socialiste, s'était trouvé confronté au problème de la violence, déclare ‘alors "rougir d'avoir à transcrire de pareilles énormités2204"’. Heureusement, il y a Georges Bernanos qui, dans Temps présent, a lui aussi réagi aux théories de Maignial "avec un bon sens rafraîchissant" lorsqu'il a déclaré :

‘"N'est-ce pas là, mon cher Mounier, à s'y méprendre, le ton de Julie d'Angennes ou de Mlle Paulet discutant un cas subtil de casuistique galante chez la marquise de Rambouillet ? Mais, voyons, si à une certaine étape de l'expérience marxiste, je veux dire lorsque cette expérience apparaîtra vraiment ce qu'elle est, une expérience irréversible, "l'exigence spirituelle fondamentale" de M. Charles Maignial lui fait clairement percevoir qu'il a été dupe dès le commencement, qu'il a trahi dès le principe, à son insu, le témoignage dû à Dieu, en quoi diable le fait de tendre docilement et amoureusement la gorge au camarade révolutionnaire ressuscitera-t-il les morts, et délivrera-t-il le monde asservi ? Dans cette colossale aventure imaginée sans Dieu, commencée sans Dieu, poursuivie jusqu'ici sans Dieu, et dont celle de la Tour de Babel paraît bien la préfiguration, laisserons-nous l'humanité divinisée par le Christ s'engager sans retour sur le simple pari de garçons qui ne nous donnent même pas la garantie d'avoir choisi librement, puisque à l'exemple de leurs adversaires d'hier, ils ne font pas autre chose, en somme, que de se rallier au vainqueur ? Car ainsi, un peu plus tôt, un peu plus tard, du côté du plus fort, mais je me hâte de le dire, avec la même bonne foi, le même enthousiasme, que d'autres se rangent du côté du plus faible, et dans un sentiment équivoque que nous pourrions prendre pour une sorte d'héroïsme chevaleresque inverti, si nous n'avions des raisons de craindre qu'il n'est que l'euphorie du masochisme, ce masochisme exploité déjà par Vichy. Oui, Vichy. Car après tout, que le vent souffle de Berlin ou de Moscou, c'est le même bois mort qui prend feu2205."’

La conclusion de Leyvraz est celle d'un acte de foi :

‘"Répétons-le en toute sécurité d'âme : nous en avons assez des "sous-pontificats", assez des "sous-papes". Le Pape seul nous importe, nous n'admettons pas d'autre direction que celle de l'Eglise, et nous croyons que c'est un dangereux exercice que de subtiliser à perte de vue entre la "lettre" et l' "esprit", quand la direction est parfaitement claire, et qu'il s'agit, en réalité, de justifier des aventures cérébrales qui risquent d'aiguiller une grande partie du troupeau vers l'abîme. Il n'y a qu'une seule manière, pour les catholiques, de sortir du chaos actuel : c'est de suivre le Pape, de recueillir, de méditer chacune de ses paroles, de le faire d'ailleurs en toute simplicité - car les textes pontificaux ne sont point un tissu d'énigmes métaphysiques - et d'incarner ces paroles dans toute la mesure de leurs forces. Si nous commençons à nous égailler dans les chapelles intellectuelles, nous serons réduits en poussière et emportés par les rafales de la révolution. Jamais, à coup sûr, le Pape ne nous a engagés à "aider le frère communiste à tuer le contre-révolutionnaire". Vous aurez beau distiller la "lettre" des instructions pontificales, vous n'en tirerez jamais ce vitriol. Le byzantisme est l'indice le plus sûr de la décadence. Quand le Turc assiégeait Byzance, on y discutait du sexe des anges ... La même atmosphère règne dans certaines revues d'avant-garde. Il n'y a qu'un remède à cette dispersion morbide : le ralliement autour du Pape2206."’

Dans ces duels entre intellectuels et hommes de plume, il faut relever la proximité certaine du rédacteur en chef du Courrier avec la position prise par Bernanos. En effet, comme l'écrivain français, Leyvraz dénonce l'aveuglement de ceux qui se laissent prendre au jeu des communistes ou qui tournent autour de leur parti. En outre, nous l'avons vu, il doit partager la crainte si souvent exprimée par Bernanos devant cette époque où l'homme se prenant pour Prométhée, jongle avec le nucléaire et, dès lors, renie sa réelle taille humaine.

Notes
2203.

Charles MAIGNIAL cité par Leyvraz in "Déraillements". Courrier de Genève, 24 avril 1946.

2204.

René LEYVRAZ. "Déraillements", 24 avril 1946, op. cit.

2205.

Georges BERNANOS cité par Leyvraz in "Déraillements", ibid.

2206.

René LEYVRAZ, "Déraillements", 24 avril 1946, op. cit.