Oui, l'espoir développé par certains de voir les catholiques s'investir dans la seule révolution communiste énerve Leyvraz : ‘"Il se manifeste chez bien des intellectuels catholiques, surtout en France (je pense en particulier à Mounier, à Fumet et à ceux qui les suivent), des inquiétudes sur lesquelles il est bon de méditer. Ils voient les chrétiens "manquer" la révolution de ce siècle comme ils ont manqué celle du siècle dernier. Toujours en retard, perpétuels sabots, béquillards voués aux compromis boîteux et ridicules ... Dans le dernier numéro d'Esprit, en trois lignes Mounier règle le compte des Encycliques et de la "doctrine chrétienne" (les guillemets sont de lui). Quant à la démocratie chrétienne, elle n'est qu'un "oedème sur le corps malade de la chrétienté", et même, par son ambition, "un des principaux dangers que court le destin du christianisme en Europe". - Voilà qui est puissamment réconfortant ... Il est une inquiétude salubre, que je souhaite à tous les chercheurs d'oreillers, surtout à ceux qui s'endorment sur les "bonnes élections". Celle-ci, pourtant, me paraît dangereuse et déprimante2207."’ Après avoir rappelé que, lors de la Révolution libérale, quelques catholiques de la droite (tel Bonald qui, maintenant, rebute Leyvraz) ont tout de même fait preuve politiquement d'une certaine sagesse en restant fidèles à des valeurs authentiques, le journaliste admet que, sur le plan économique et social, les erreurs des catholiques se sont révélées beaucoup plus graves, parce qu'elles n'ont pas "trouvé de résistance décisive du côté chrétien", sauf de la part de quelques pionniers et précurseurs. ‘"Cependant, la doctrine sociale chrétienne est née et s'est fortifiée au cours de ce siècle et jusqu'à nos jours, et n'en déplaise à Mounier, elle garde sa pleine signification, sa pleine valeur face au communisme et à sa dictature totalitaire (voyez un peu, Mounier, ce qui se passe de l'autre côté du rideau de fer, songez un peu aux heures qu'y vivent nos frères dans la foi !). Enfin, tout de même, à ma connaissance, il reste le Pape, et je ne sache pas qu'il ait mis en congé la doctrine sociale chrétienne pour nous engager à "laisser-passer" les Soviets ! Nous sommes en réalité dans la même situation que nos pères, exposés aux mêmes erreurs : c'est-à-dire, d'une part, nous "bloquer" avec des structures condamnées d'un ancien régime (qui est aujourd'hui celui des bourgeoisies d'argent) - et d'autre part de monter précipitamment dans le train de la nouvelle révolution économique NÉE DU CAPITALISME ET IRRÉMÉDIABLEMENT ATTEINTE DU MÊME VIRUS MATÉRIALISTE, QU'ELLE PRÉTEND IMPOSER TOTALEMENT AUX MASSES ET AU MONDE."’ Après avoir rappelé que la doctrine marxiste est entièrement incompatible avec le christianisme, Leyvraz admet toutefois que la démocratie-chrétienne n'est pas ‘"le dernier mot de la sagesse politique et sociale. Ce "dernier mot" d'ailleurs, y a-t-il des "chances" que nous le trouvions jamais ? (...) [Mais il] y a décidément mieux à faire qu'à discréditer et à décourager ceux qui sont à la brèche2208" !’
En automne 1946, le rédacteur en chef anticipe quelque peu la réalité en se réjouissant de ce que la ‘"comédie de la "main tendue" [soit] décidément terminée. Elle n'a pas répondu aux espoirs des chefs communistes. Quelques intellectuels catholiques ont plus ou moins déraillé, quelques salariés ont été fourvoyés par la démagogie. Mais très rapidement l'offensive a trouvé ses limites : preuve en soit l'admirable essor de la démocratie-chrétienne dans toute l'Europe occidentale. Les meneurs ont compris : les loups déguisés n'entrent plus dans la bergerie. Ils rejettent donc la peau de mouton et ils montrent les crocs2209"’. En outre, l'épuration artistique et littéraire qui s'instaure en Union soviétique suscite un espoir chez Leyvraz : qu'elle ‘"serve de leçon à bien des intellectuels qui, depuis la Libération, ne cessent de flirter avec le communisme au nom de la liberté et de la démocratie. Le sort de leurs confrères russes doit leur faire sentir le noeud coulant qui flotte sur leurs épaules, prêt à se resserrer ...2210"’. Mais Leyvraz sera contraint de corriger ce regard optimiste :
‘"C'est un spectacle auquel on ne réfléchit pas assez que celui de ces fiers intellectuels, dressés hier contre le Führer et le Duce, et maintenant anéantis aux pieds de Staline, réduits à zéro devant cet Infini ... Servilité, vénalité ? - Bien pis : effondrement. "Je suis libre, délivrez-moi de la liberté !", s'écriait Claudel au seuil de sa conversion. Mais c'était au nom d'une Liberté plus haute, celle des enfants de Dieu. Rien de semblable pour nos intellectuels : leur impasse est plafonnée 2211. Et alors, ou bien ils optent pour le Néant comme Sartre, ou bien ils abdiquent devant ce Moloch monstrueux : l'Etat stalinien, comme les Aragon ou les Eluard. Trop intelligents, d'ailleurs, pour n'avoir pas conscience d'abdiquer, et montrant leur désespoir par leur acharnement même à s'asservir, à s'émasculer2212.".’"Inquiétudes d'avant-garde". Courrier de Genève, 6 juin 1946.
"Inquiétudes d'avant-garde", 6 juin 1946, op. cit.
"Le poing levé". Courrier de Genève, 18 septembre 1946.
Ibid.
Cette expression, fréquemment citée par Leyvraz, est de Gustave Thibon.
"La guerre des idoles". Courrier de Genève, 20 juillet 1947.