3. LE DÉSARROI DES CATHOLIQUES

Les idées circulent, le pouvoir d'attraction exercé par le communisme et répercuté par nombre d'intellectuels, laissent certains catholiques tout à fait désarmés. Qui suivre dans le concert de ces voix discordantes et militantes ? En mars 1946, Leyvraz se fait le porte-parole de ces fidèles qui aimeraient que l'Eglise leur donne des directives politiques plus claires. ‘"L'Eglise nous laisse libres et responsables de nos options, de nos décisions. C'est là que nous nous divisons. Mauriac et Mounier, par exemple, sont unis dans la même Foi : quel contraste, pourtant, entre leurs positions dans le temporel où ils s'engagent ! (...) Sans vouloir tout synchroniser ou "aligner", nous ne saurions nous féliciter de voir le concert des forces catholiques tourner à la cacophonie, dans un monde qui a tant besoin d'une orientation nette et sûre. (...) si nous n'arrivons pas à nous mettre d'accord au sujet du capitalisme et du communisme (et non pas seulement sur des positions négatives), nous ferons la preuve de notre faiblesse et nous la paierons terriblement cher2213."’ Leyvraz lui-même se sent désarmé : dans cette humanité qui ne maîtrise plus "les monstres mécaniques et étatiques qu'elle a enfantés", dans ce monde à la recherche d'un "complément d'âme" (que le ‘"christianisme possède en puissance, mais [ignore] comment le dégager, l'appliquer, l'insérer dans l'ouragan des faits"’), comment permettre aux lecteurs du Courrier d'y voir clair ? Cette question tenaille Leyvraz et montre bien la complexité de sa tâche :

‘"Notre position n'est pas, ne peut pas être simple. C'est la tentation du journaliste, qui est un vulgarisateur, que de vouloir la simplifier, la clarifier à tout prix, afin d'en tirer des mots d'ordre qui tournent aisément au "slogan". Autre danger pour lui : c'est que, s'engageant dans telle direction, il n'en veuille plus démordre, par amour-propre, par souci de prestige personnel. Est-il besoin de vous le dire : le journaliste est un homme comme vous, sujet aux mêmes incertitudes, aux mêmes anxiétés que vous, qu'il éprouve avec plus d'angoisse encore, parce qu'il est en vigie, parce qu'il doit, chaque jour, essayer de faire le point. Le matin, après sa méditation, quand, tirant nerveusement sur sa cigarette, il cherche son chemin dans le dédale des événements, croyez-vous qu'il le trouve du premier coup ? - Cela ne se peut que s'il adopte un parti-pris massif, avec toujours le même "adversaire" à pourfendre. Mais pour peu qu'il ait l'esprit et le coeur ouverts, et qu'il veuille être vraiment juste, imaginez-vous ce que peuvent être ses débats intérieurs ? - Le résultat, bien sûr, est un article "clair", mais combien partiel, combien insuffisant : nul ne peut le savoir mieux que lui-même s'il ne se fait pas illusion ! (...) Notre position n'est pas simple. Elle ne l'est pas, surtout, vis-à-vis du problème capitalisme-communisme qui domine notre époque. Car nous ne devons ni prendre refuge dans le capitalisme ni nous résigner au communisme. Le grand danger, c'est que faute de nous attaquer à fond au problème du capitalisme (qui est celui du pouvoir de disposition de l'Argent sur l'Homme, sur le Travail), nous laissions notre classe ouvrière glisser tout entière vers le communisme. C'est ce qui est advenu en France, et cela explique, sans la justifier, la tendance au repli des élites catholiques devant la vague soviétique2214."’
Notes
2213.

"Pour essayer d'y voir clair ...". Courrier de Genève, 14 mars 1946.

2214.

"Pour essayer d'y voir clair ...", 14 mars 1946, op. cit.