La réponse de Rome

En juillet 1949, les catholiques désarmés devant un certain silence de l'Eglise vont être fixés; la Congrégation du Saint-Office établit un décret interdisant l'adhésion au parti communiste, sous peine d'excommunication. Bien entendu, cette décision amène Leyvraz à traiter de cette question, mais d'abord au second degré, puisque sa première remarque est de faire observer que l'article du 8 mai paru dans l'Osservatore Romano critiquait vertement le capitalisme ... Cinq jours plus tard, après avoir rappelé que la politique de la "main tendue" a dupé plus d'un ouvrier et d'un prêtre en France, l'éditorialiste montre sa satisfaction face à la décision romaine : il s'agit désormais d'opter pour le communisme athée ou le catholicisme. Enfin ! les catholiques bolchevisants ne disposeront plus du ‘"moyen (...) de maquignonner les âmes à coups de ruses tactiques et à grand renfort de fausse monnaie. Les bateleurs de la "main tendue" doivent remiser leurs tréteaux. Il faudra jouer franc-jeu, lutter partout à découvert contre cette Eglise qui refuse de laisser tromper ses enfants, où il n'y a pas moyen de trouver des patriarches-valets ! Nous comprenons la fureur de la presse communiste. Mais nous rions de ses feintes indignations"’. Fidèle à ses convictions, Leyvraz n'en termine pas moins son article par un credo anti-capitaliste et l'affirmation d'une confiance intacte envers l'Eglise :

‘ ‘"L'auteur de ces lignes (...) ne cédera pas un pouce devant la pourriture capitaliste, devant cette "MALADIE SOCIALE", devant ce "VÉRITABLE ET PROPRE CANCER DE L'ÉCONOMIE ET DE LA SOCIÉTE"’ si fortement dénoncé le 8 mai par l'Osservatore Romano sur la base des encycliques et des messages pontificaux. Flétrir, combattre ce fléau, travailler à un ordre juste et fraternel, ce n'est pas adopter le communisme athée et bolchevique, c'est au contraire lui arracher ses armes empoisonnées et ouvrir aux travailleurs la seule route de la délivrance ! Quant à l'Eglise, plus que jamais, nous lui remettons nos âmes, nos coeurs, avec un profond, filial, inaltérable amour. ET UNAM SANCTAM, CATHOLICAM ET APOSTOLICAM ECCLESIAM ... Plus on l'insultera, plus nous l'aimerons, essuyant de nos larmes les crachats dont on la couvre : car elle est alors plus que jamais conforme au Christ bien aimé2215 !"’

Si certains catholiques sont soulagés d'y voir plus clair, d'autres se retrouvent totalement désarmés face à l'interdiction romaine d'adhérer au communisme. Leyvraz explique alors que l'Eglise veut reconquérir la classe ouvrière qu'elle a perdue et répondre aux questions angoissées de nombreux militants qui se de-mandent : ‘"Comment retrouver la masse prolétarienne ? Comment arrêter cette hémorragie redoutable qui anémie et déséquilibre nos chrétientés ? (...)."’ Il dégage, de ces interrogations, leur aspect positif : ‘"Un souffle ardent d'apostolat se lève en bien des milieux, et de nouvelles formules s'élaborent dans le sens du renouveau liturgique et des "missions" prolétariennes ou paysannes ...2216"’. S'il relève que beaucoup de catholiques - trop naïfs - se sont laissé duper par les bolchevistes dans leur reconquête de la classe ouvrière, Leyvraz tient cependant à défendre ses coreligionnaires qu'un sentiment fraternel pour les pauvres a pu pousser à s'engager. Cette inquiétude, cette angoisse ‘"expliquent qu'une avant-garde catholique ait eu la pensée de pénétrer dans le communisme pour tenter d'y introduire le ferment chrétien. Tentative hardie mais illusoire : un système aussi durement totalitaire ne se laisse pas "noyauter". (...) On n'oubliera pas cependant, en parlant de cette avant-garde, qu'elle a été mue par un généreux amour du peuple délaissé. N'allons pas, de ce côté-là, en partant du décret du Saint-Office, fabriquer témérairement des "suspects"2217".’ Le journaliste veut voir dans la décision romaine une démarche positive : ‘"Une interprétation "conservatrice" ou "immobiliste" de la décision du Saint-Office trahirait les intentions de l'Eglise et constituerait la pire erreur que nous puissions commettre. Trop de catholiques sont en quête d'un oreiller de paresse. En réalité, cette décision nous contraint (sic) partout à faire nos preuves POSITIVES, qui ne consistent pas simplement à ferrailler contre Moscou ou à proclamer des principes sans nous engager personnellement. Le temps des façades oratoires est révolu. Les générations nouvelles sont d'un scepticisme radical à l'égard du genre "politicien". Elles cherchent des HOMMES, elles attendent des ACTES2218."’ Bref, il ‘"ne s'agit point de se conformer au monde qui vient, mais d'y créer des chrétientés capables de l'informer et de l'inspirer. Interrogeons-nous. Nos responsabilités sont immenses. Serons-nous l'ombre qui suit ou la lumière qui guide ? ... Cela dépend de la conduite pratique et quotidienne de chacun d'entre nous2219" !’

De plus en plus, à mesure que se développe une attirance pour le communisme, Leyvraz - qui ne cesse de s'élever contre Moscou, de rappeler les dangers du bolchevisme, de dénoncer jusqu'au bout les épurations et les procès des pays de l'Est - estime que, comme pour tout adversaire, il le faut bien connaître pour mieux cerner la source du mal, qui est le capitalisme. ‘"Il faut connaître (...) le marxisme, et loin de mettre obstacle à son étude serrée, objective, scientifique, nous l'appelons au contraire de nos voeux2220."’ C'est en ce sens que le journaliste saluera l'effort remarquable d'Economie et Humanisme.

S'il plaide pour une approche (et donc pour un certain dialogue), Leyvraz ne manque en revanche pas de mettre ses lecteurs en garde contre le "prétendu" humanisme marxiste : ‘"Nous ne contestons d'aucune manière le devoir des chrétiens de maintenir le dialogue avec les communistes. Mais ce dialogue doit se poursuivre hors de toute équivoque, dans la pleine lumière de la vérité, de la réalité, si cruelle qu'elle puisse être. Si l'on s'en tient à la réalité soviétique - qui seule importe en définitive - l' "humanisme marxiste" est un tissu de sinistres mensonges. Il faut le proclamer sans ambage à l'heure où, par millions, des hommes et des femmes, chrétiens ou non chrétiens, sont plongés pour leurs convictions dans l'enfer des camps soviétiques2221."’ En outre, Leyvraz voit, dans l'engouement d'une certaine jeunesse pour le communisme, le signe d'une quête désespérée : ‘"L'option rapide et totale de bien des jeunes intellectuels en faveur du système communiste des Soviets s'explique, à notre sens, par l'extrême désarroi qui règne dans le monde d'aujourd'hui. Ce n'est pas la seule option significative : l'existentialisme athée, qui conclut au néant, qui professe que la vie est une passion inutile, fait aussi son chemin dans les milieux universitaires. Moins aisément, cependant, parce qu'une doctrine du désespoir se heurte, dans la jeunesse, à un invincible besoin d'espérance. Or, le communisme offre une espérance; vraie ou fallacieuse, c'est une autre question. Au milieu de l'universel désarroi d'un monde qui se décompose, il propose un système d'airain, un corps de certitudes, qui libère de l'angoisse et du choix."’ Dès lors, la tâche qui incombe à chacun est de rendre aux intellectuels ‘"la véritable espérance - naturelle et surnaturelle, temporelle et éternelle2222"’ - qui repose sur le christianisme.

Notes
2215.

"La foire aux dupes". Le Courrier, 21 juillet 1949.

2216.

"Faire nos preuves". Le Courrier, 23 juillet 1949.

2217.

Ibid.

2218.

Ibid.

2219.

"Ce qu'on dit de nous ...". Le Courrier, 28 juillet 1949.

2220.

"La source du mal". Le Courrier, 19 décembre 1950.

2221.

"L' "humanisme marxiste" ...". Le Courrier, 30 novembre 1950.

2222.

"L'intellectuel devant le communisme". Le Courrier, 27 mai 1950.