4. LES QUÊTEURS DE L'ABSOLU

Dans cette époque affrontée à la philosophie du Néant, Leyvraz est particulièrement touché parce que la quête de tous ceux qui traversent une crise dit - en même temps - leur soif d'un Absolu. Par exemple Michel Mourre, cet ancien dominicain passé à l'existentialisme de St-Germain des Prés, et dont le cri "Dieu est mort" avait d'abord éveillé chez Leyvraz un réflexe de rejet, face à ce qu'il considérait comme ‘"la provocation scandaleuse d'un "zazou" en délire2223"’ . Et pourtant, après la lecture du livre Malgré le blasphème, l'éditorialiste montre combien il est ému par le témoignage de cet homme dont la vie tumultueuse est moins à considérer sous l'angle du sacrilège que sous celui d'une ‘"âme aux prises avec Dieu. (...) Nulle âme bien née ne peut rester insensible à ce drame spirituel, l'un des plus bouleversants de notre temps, et qui est à bien des égards le drame de toute une jeunesse. Dieu n'est pas mort en Michel Mourre, on le sent bien à l'accent de ses dernières pages. (...) Au fond, le drame de notre jeunesse n'est ni politique ni social, et l'on se tromperait gravement en la jugeant d'après les préoccupations de 1920 ou de 1930. Le communisme stalinien n'est plus guère, pour elle, un recours désespéré, comme l' "existentialisme" sartrien. (...) La vérité, c'est qu'à travers toutes leurs folies voyantes, les jeunes de notre temps sont à leur manière des Pèlerins de l'Absolu. Staline ou l'Absurde ne peuvent que tromper leur soif. C'est Dieu qu'ils réclament, c'est Dieu qu'il faut leur donner, et non pas une divinité rétrécie à nos mondaines mesures, mais Dieu transparaissant à travers notre vie dans sa plénitude et sa splendeur souveraines. Telle est notre responsabilité à nous qui sommes porteurs du Christ dans cette mêlée. Certaines critiques que Mourre adresse à l'Eglise d'aujourd'hui ou à la vie conventuelle, ne sont au vrai qu'une forme de cette quête passionnée de l'Absolu. Mais son enquête, à lui, a été trop rapide, trop fiévreuse, et son inventaire est marqué de lacunes béantes. Nul ne prétend qu'il n'y ait rien à reprendre dans tels usages du clergé ou telles formes de la vie chrétienne. Toute une auto-critique - parfois même excessive ou téméraire - est à l'oeuvre dans l'Eglise d'aujourd'hui. Le point n'est pas fait, tant s'en faut, mais c'est la marque même d'une chrétienté vivante, qui va son cours, qui cherche à répondre aux difficultés, aux angoisses de l'époque. Que les Dominicains de Toulouse ne soient pas d'accord avec ceux de Paris, voilà qui ne va point me troubler ! De tant d'efforts et de recherches se dégage peu à peu l'Eglise des temps nouveaux. Mais n'ayons pas peur de ces pèlerins de l'Absolu. Prions seulement pour qu'ils trouvent l'Absolu véritable. Le reste leur sera donné par surcroît2224, oui, même le sens des communautés humaines qu'il faut refaire2225" !’

En 1953, l'éditorialiste fera le point sur ces intellectuels qui cherchent ‘"d'abord leur libération par les voies de la politique, comme l'ont fait entre les deux guerres leurs devanciers marxistes, fascistes ou nazis. Il me paraît que depuis lors, pour eux, la crise s'est considérablement approfondie. La soif de sincérité, d'authenticité, qui travaille les générations nouvelles témoigne d'une recherche beaucoup plus décisive. La poussée du nihilisme philosophique pose le vrai problème, propose le choix ultime : l'Etre ou le Néant ... C'est à cette profondeur même que l'option finit pas s'imposer, dont il dépend que l'intelligence et les intellectuels retrouvent dans le monde leur mission véritable2226"’. Une tâche qui consiste à redonner au monde des raisons d'espérer.

Notes
2223.

"Pèlerins de l'Absolu". Le Courrier, 22 mai 1951.

2224.

Mt 6,33; Lc 12,32.

2225.

"Pèlerins de l'Absolu", 22 mai 1951, op. cit.

2226.

"Condition et vocation des intellectuels". Le Courrier, 20 juillet 1953.