5. REFAIRE UN CHRISTIANISME VIVANT

Cette espérance doit s'enraciner dans le renouveau, horizon qui invite Leyvraz à méditer sur la tradition, pour lui donner un sens mobilisateur : le journaliste admet maintenant que celle-ci ‘"ne suffit pas. Autant il serait périlleux d'en perdre le sens pour se livrer à une novation tumultueuse, autant il serait faux de la "mettre en conserve". La tradition a été fondée par des chrétiens vivants et militants, qui ne se sont pas bornés à imiter leurs devanciers. Elle ne peut être prolongée que par des chrétiens de même esprit, et non par des chrétiens de musée. Se borner à "maintenir" la tradition, c'est la trahir et la tuer. Car elle est comparable à un arbre qui appelle la montée des sèves, faute de quoi il se dessèche et tombe en poussière. Et c'est un fait qui peut s'observer partout, que le pur traditionalisme religieux ne résiste pas aux épreuves que la foi subit de toute part dans le monde d'aujourd'hui. Il subsiste en vase clos. Au premier choc, au premier vent du large, il s'effrite, il tombe en débris. (...) Donc, gardons nos traditions, mais veillons à renouveler sans cesse leurs énergies, leur pouvoir de conquête2227"’. Car il faut sauver le monde, par une révolution qui ne se fera qu'au travers de la Croix. Il s'agit nullement de se tenir dans une ‘"comptabilité vertueuse, par quoi nous croyons nous trouver chaque jour un peu meilleur ou un peu moins mauvais avec nos sacs de mérites qui crèvent à chaque instant, et cette espèce de ronron pharisaïque qui nous accompagne partout : "Seigneur, je vous remercie de n'être pas comme ceux-là qui ...2228 (...)".’ Ce qu'attendent le Christ et tes frères, c'est ‘"que tu entres, à tous risques, à tous périls, dans cette immense détresse qui crie vers le ciel, qu'enfin rayonne sur ton front cet Amour dont tu remâches en vain les mortes litanies ... Ah ! il se pourrait bien que dans l'aventure tes vertus en bocaux soient terriblement secouées. Tant mieux, vois-tu. Mieux vaut, mille fois, que tu tombes à t'écorcher les genoux, plutôt que de promener par le monde cette face de momie frigorifiée, cette assurance impavide d'être "dans le bon chemin", ce dédain coupant des âmes qui se perdent, tout ce plâtre dévôt qui ne sert qu'à blanchir ton sépulcre. Oh ! les gueules de la vertu ..., criait Léon Bloy. Elles ont rebuté, gelé plus d'âmes que toutes les faiblesses, toutes les inconséquences qu'on peut nous reprocher2229".’

Poursuivant sa réflexion sur ces deux valeurs antinomiques que sont la tradition et le renouveau, donnant aux situations de crise et de doute un regard dynamique, Leyvraz se base sur l'analyse du Père de Lubac dans Diagnostics, pour démontrer qu' ‘"il y a dans le christianisme une force de conservation et une force de révolution, et entre elles une tension constante et nécessaire’". Sachant qu'il ne pourra instaurer sur terre une société parfaite, le chrétien introduit donc, dans sa réflexion, "un principe d'insatisfaction, d'inquiétude, de renouvellement". Aucun de ces pôles ne peut être supprimé. ‘"Le chrétien est à la fois attaché aux institutions établies, parce qu'il en voit les valeurs et les mérites relatifs, et il en est détaché parce qu'il en voit les imperfections et les tares, et qu'il veut les éliminer. Cette condition apparemment paradoxale d'attachement et de détachement, (...) est la seule (...) qui permette de conserver ce qui doit être conservé et de réformer ce qui doit être réformé. Pourvu, bien entendu, qu'on ne s'attache pas exclusivement à la conservation comme telle, ou à la révolution comme telle. Voyez l'histoire : l'attachement des premiers chrétiens à l'égard de l'Empire romain, leur extraordinaire longanimité et leur tenace espoir en cette société persécutrice, et en même temps leur détachement, leur opposition qui allait fomenter la puissante, l'irrésistible Révolution de la Croix ! Au cours de ces derniers siècles, ce sont les forces de conservation qui ont prédominé dans le catholicisme. Aujourd'hui, devant le malheur et le désarroi de l'époque, les forces de révolution se réveillent. Le tout, à travers ces oscillations historiques qu'on ne peut éviter, c'est de garder constamment le souci efficace de l'équilibre. Et l'équilibre, ici, ne se trouve pas sur une corde tendue, mais dans les profondeurs de la vie chrétienne2230."’ Bref, de manière générale, ce qui importe, ce n'est pas de traquer les communistes :

‘"C'est de faire un ordre et un monde où les soviets n'aient plus de prises et de raisons d'être. Car l'anticommunisme ne suffit pas, et ce n'est pas assez de ferrailler contre les Soviets. Il se pourrait même bien qu'en nous laissant obséder par cette défense - nécessaire - nous manquions nos propres tâches, notre propre mission2231 !"’
Notes
2227.

"Réflexions sur un Congrès". Le Courrier, 6 septembre 1949.

2228.

Allusion à la parabole du Pharisien, Lc 18,9-14.

2229.

"La révolution de la Croix". Le Courrier, 1er novembre 1949.

2230.

"Lueurs dans nos ténèbres". Le Courrier, 24 mai 1950.

2231.

"Ici l'aube des temps nouveaux !". Le Courrier, 10 octobre 1950.