Ce renouveau que Leyvraz appelle de ses voeux depuis la fin de la guerre se manifeste par exemple dans le domaine de l'art. Mais les artistes d'avant-garde éveillent la perplexité du journaliste qui admet qu'il faille du temps pour qu'une oeuvre soit comprise d'un public souvent influencé par ‘"un mauvais goût populaire, et des plus grossiers, qui confine au culte du chromo2232"’. L'éditorialiste tient à dire à ses lecteurs qu'une oeuvre moderne, de prime abord déconcertante, ne signifie nullement qu'elle soit dépourvue de valeur ou de signification. ‘"L'art a le droit de s'ouvrir des voies nouvelles, même au prix de fortes audaces. Encore faut-il que celles-ci aient un sens, celui d'un vrai renouveau, et non d'une décadence"’. Mais l'art moderne, parce qu'il constitue le reflet de la société, provoque un questionnement de Leyvraz ‘"devant les produits plus ou moins agressifs du "cubisme" ou du "futurisme" "’ : les artistes "d'extrême-pointe" ne seraient-ils pas ‘"l'avant-garde d'une redoutable dissolution, les "éclaireurs du Néant" ?"’ Ainsi, l'Ecole d'un Picasso ne représente nullement des oeuvres de ‘"fantaisies gratuites ou de pures extravagances. Au contraire, (...) elles traduisent consciemment la vision d'un monde intérieur qui est en étroite correspondance avec l'évolution du monde actuel, un "monde discontinu". (...) De telles oeuvres sont donc vraiment - mais affreusement - significatives. Elles reflètent la confusion, la dispersion inexprimable de notre temps, qui prélude aux pires tyrannies"’. Tout en estimant ‘"impossible de remédier à cette décadence en se bornant à protester contre une esthétique dévoyée"’, Leyvraz craint le pire, à savoir ‘"que l'homme finisse par comprendre cette esthétique, par se reconnaître dans ses oeuvres : cela prouverait qu'il arrive à la totale dissolution spirituelle et morale qu'elles préfigurent"’. Seul un art porteur d'autres valeurs pourra créer un climat spirituel et social différent; car en ‘"s'éloignant du Christ, l'homme est retombé dans l'incohérence; l'art d'aujourd'hui le démontre. Que l'homme et le monde reviennent au Christ, et nous verrons l'art de l'anarchie et de la dislocation sombrer à jamais dans l'oubli"’. En conséquence, celui qui, instinctivement, se ‘"dresse contre l'esthétique aberrante de notre époque2233"’ fait preuve d'une réaction saine.
Un an plus tard, tout en se référant à la Tradition, Leyvraz fait cependant un pas supplémentaire en déclarant : ‘"Certes, le recours à la Tradition peut aider à retrouver les sources perdues. Mais de ces sources, c'est vraiment un art nouveau qui doit jaillir, l'art d'un temps nouveau. Il faut se remettre à l'école des Maîtres, mais sans oublier que si les Maîtres aussi ont été à l'école, ils ont innové, ouvert des avenues, étonné, voire scandalisé leurs contemporains (mais ce n'était pas leur but !). Il ne faut donc pas confondre les audaces des vrais novateurs, même s'ils s'égarent dans leurs recherches, avec le parti-pris de dissolution d'une décadence. (...) Sevré d'art vivant par l'abstraction dissociatrice, n'ayant heureusement point de contact avec l' "imagerie du Néant", le peuple de notre temps attend l'art qui saura lui parler, qui lui rendra la Beauté dans la Vérité2234."’ Cette Beauté, Leyvraz ne la retrouvera nullement dans le Christ "effarant" du Plateau d'Assy2235, oeuvre de Germaine Richier, ‘"d'ailleurs enlevé sur l'ordre de S. Exc. Mgr Cesbron, évêque d'Annecy. Cette loque pourrie et croulante où le Fils de Dieu lui-même est réduit dans son Humanité ... On dira que le Christ en croix exprime l'angoisse, la déréliction de tous les temps. Certes, mais est-il permis de le réduire Lui-même à l'état de dissolution2236 ?"’ Et de s'interroger : "où placer la limite ?" On peut déduire de ses interrogations, de sa perplexité, de sa gêne que Leyvraz qui, dans son enfance et sa jeunesse, avait côtoyé de près les tuberculeux de Leysin, ne peut admettre que le Christ soit sculpté à l'image de ces malades totalement déchirés dans leur chair.
L'ancien militant de gauche s'interrogera aussi sur la nouvelle formule d'art imposée en U.R.S.S., au nom d'un réalisme socialiste : Comment peut-on obliger un artiste à renoncer à ce qui fait la spécificité de l'art, c'est-à-dire de surmonter la réalité ? Leyvraz établit alors une distinction entre les ‘"délires "figuratifs" ou "non figuratifs" (...)"’ qu'il place "au-delà" de ce qui peut toucher l'homme, et le réalisme socialiste qu'il range dans un "en-deçà". Et de conclure : ‘le peintre ou le sculpteur "réaliste" qui subit les consignes d'un régime ou d'un parti (...) n'a plus rien d'un artiste : c'est un valet ou un courtisan2237".’
"L'art et le peuple". Courrier de Genève, 20 février 1947.
"L'art et le peuple", 20 février 1947, op. cit.
"L'imagerie du Néant". Courrier de Genève, 23 janvier 1948.
Construite au milieu des sanatoriums, à Assy, dans la région de Chamonix, l'église Notre-Dame de Toute-Grâce a été confiée en 1939 au P. Couturier pour qu'il en assure la décoration. A la fin de l'année 1945, ce religieux a sollicité, entre autres, Léger, Bazaine, Braque, Matisse, Chagall, Lipchitz, Richier, Rouault. Consacrée en juin 1950, l'église fait l'objet de controverses menées par des intégristes. En janvier 1951, le Christ de Germaine Richier est retiré; de vives critiques s'abattent contre le P. Couturier et la revue L'Art Sacré. Le 10 juin 1951, L'Osservatore Romano publie un article de Mgr Celso Costantini contre la sculpture du Christ en croix.
"Où va l'art de ce temps ?". Le Courrier, 21 juillet 1951.
"L'art et le "réalisme socialiste" ". Le Courrier, 21-22 mai 1952.