9. DES CATHOLIQUES ENGAGÉS DANS UNE LECTURE MARXISTE DE L'HISTOIRE

Outre ses critiques contre les intellectuels de gauche qui prétendent ignorer la doctrine sociale de l'Eglise et se sont laissé séduire par le parti communiste, Leyvraz leur reproche, dès la fin de la guerre, d'engager leur foi dans la lecture marxiste de l'Histoire. En février 1955, le Saint-Office condamne et interdit le périodique La Quinzaine dont les prises de positions sont celles de "chrétiens-progressistes". Leyvraz approuve cette mesure parce que les déclarations de cette publication coïncident pratiquement toujours avec les prises de position et les thèmes communistes. Il reproche à cette revue, outre son acte de "soumission" ambigu (puisqu'elle déclare vouloir poursuivre sa lutte), de n'avoir pas mis à profit le temps imparti pour revoir ses orientations, depuis la mise en garde, trois ans plus tôt, de l'Assemblée des cardinaux et archevêques de France. Le journaliste regrette que La Quinzaine ait contribué à fausser l'expérience des prêtres-ouvriers qu'elle avait réussi à endoctriner. Cette ‘"grave contamination du catholicisme français par le communisme"’ ne peut qu'être dénoncée, d'autant plus que les ‘"progressistes entendent demeurer de fidèles catholiques. Mais ils se flattent, en épousant l'Histoire, de pénétrer dans le monolithe communiste, de l'informer, de le transformer du dedans, de l'infléchir vers le christianisme. Les intentions sont donc généreuses, aussi bien que les hommes sont sincères et courageux. Mais le point de départ est faux. En adoptant l' "historisme" marxiste, on sort du jeu chrétien pour entrer dans le jeu d'un totalitarisme athée que nul ne peut entamer ou dissocier. (...) On peut parfaitement convertir des communistes, on ne convertira, on ne baptisera jamais le communisme marxiste. L'Eglise l'a cent fois proclamé. (...) L'erreur fondamentale ici, c'est de prétendre que le monde ne peut sortir du capitalisme libéral que par la voie du communisme soviétique"’. Reprochant aux progressistes de déprécier systématiquement la pensée sociale catholique et la sociologie chrétienne, Leyvraz rappellera ‘"que de telles déviations idéologiques trouveraient moins de crédit si les catholiques dans leur ensemble connaissaient mieux et pratiquaient plus courageusement la doctrine sociale de l'Eglise. Les révérences, les approbations platoniques ne servent de rien en ce domaine. S'il y a des pionniers qui s'exaspèrent et qui s'égarent à l'avant-garde, les traînards et les couards de l'arrière-garde en sont les premiers responsables. Il ne s'agit donc pas de triompher de la condamnation de La Quinzaine. Il s'agit de presser le mouvement2258".’

Leyvraz tient des arguments pour s'opposer à la lecture marxiste de l'Histoire; il a lu avec passion l'Essai sur le mystère de l'Histoire du Père Daniélou (*), dans lequel le religieux étudie soigneusement cette idolâtrie de l'Histoire qui fait alors "tant de ravages" dans l'esprit de certains chrétiens, déformés par ces communistes qui prétendent incarner, à eux seuls, le mouvement présent de l'Histoire. Raison pour laquelle les catholiques qui se veulent proches du prolétariat préconisent de passer obligatoirement par le communisme pour s'inscrire dans l'Histoire et lui donner forme. Dès lors, l'Histoire n'est plus que la projection d'une idéologie, d'un regard sur l'avenir qu'elle sacralise et fige, en refusant d'admettre d'autres possibles. Le journaliste voit là "une des plus redoutables illusions de l'époque". Et aussi un vaste danger puisqu'en entrant dans ce sillage, on perd le sens chrétien de l'Histoire, déviation que Leyvraz décèle chez le Père Desroches (*) - dont il a, par ailleurs, "tant aimé l'admirable générosité" - et aussi dans l'ouvrage du Père de Montuclard2259 , Les Evénements et la Foi, 1940-1950, qui vient d'être mis à l'Index. ‘"Il nous est douloureux d'avoir à parler de ces choses, car ces hommes d'avant-garde nous sont infiniment chers pour les risques qu'ils ont affrontés, pour leur ardente charité ... Mais Amicus Plato ... J'aime Platon, mais j'aime mieux encore la Vérité2260."’

Même si Leyvraz a montré à plusieurs reprises qu'il entendait conserver une certaine distance avec les débats instaurés par les intellectuels, il souhaite tout de même que des voix catholiques se fassent entendre. C'est la raison pour laquelle, en 1956, lors des Rencontres Internationales qui se déroulent à Genève2261, il alerte Mgr Charrière, au sujet de ‘"l'insuffisance et de l'inefficacité de la présence catholique" à cette manifestation qui traitait du thème "Tradition et Innovation"2262 ’. Il signale que si la conférence de Daniel-Rops a ‘"eu un succès d'estime en tant que profession de foi, (...) elle a paru bien faible en tant qu'expression de la pensée catholique devant la crise spirituelle de l'Occident. L'entretien public qui a suivi a aggravé cette déception : l'apport de Daniel-Rops y a été à peu près nul, sans doute parce qu'il n'est pas un "debater", et sans la brève intervention du R.P. Cottier2263, nous aurions été quasi absents. Cette impression s'est accentuée par la suite, et l'on peut dire que la pensée catholique a été vraiment absente, alors qu'elle aurait eu largement l'occasion de s'affirmer, surtout dans le débat sur l'héritage méditerranéen. Les protestants, eux, ont été constamment présents et actifs. Je ne parle pas des musulmans, qui n'ont trouvé aucun interlocuteur catholique, ni du communiste chinois ... Pour finir, on a l'impression que le catholicisme est complètement relégué dans l'ombre. Des confrères protestants m'en ont fait la remarque. Je me pose la question de savoir comment l'on pourrait remédier dans l'avenir à cette carence déplorable. Et je me demande - c'est l'objet de cette lettre - si l'Université de Fribourg n'y pourrait pas contribuer en déléguant aux "Rencontres" deux ou trois de ses maîtres les plus éminents. (...) Sans parler même des conférences - il serait pourtant bien désirable qu'on s'adresse à Fribourg pour l'une ou l'autre d'entre elles - il me paraît essentiel que des observateurs catholiques hautement qualifiés interviennent dans les débats chaque fois que cela s'impose. L'opinion protestante ne manquerait pas d'en être frappée, et nous n'aurions pas cette impression de carence et d'élimination que nous éprouvons aujourd'hui. En outre, la présence de l'Université de Fribourg aux "Rencontres" frapperait l'opinion catholique genevoise et contribuerait au rayonnement, à la popularité de notre Université. Il est possible que cette solution ne soit pas réalisable. Je tenais cependant à la soumettre à votre examen2264".’ Réponse de l'évêque : ‘"Je vous remercie de votre lettre (...) dans laquelle vous m'avez exposé avec franchise votre pensée au sujet de la douloureuse absence catholique aux récentes "Rencontres internationales"; je le regrette très vivement avec vous. Je ferai tout mon possible pour éviter que la chose se renouvelle l'année prochaine. J'aurai sans doute l'occasion de m'entretenir avec vous à ce sujet de vive voix2265."’ En fait, jusque-là, la pensée catholique a été plusieurs fois présente aux Rencontres; celles-ci n'ont-elles pas en effet bénéficié, par exemple, de l'apport de personnalités telles qu'Emmanuel Mounier, Nicolas Berdiaeff, Gabriel Marcel, François Mauriac, sans oublier encore les Pères Maydieu, Daniélou, Dubarle ? Leyvraz n'est-il pas un peu sévère lorsqu'il déclare que le catholicisme est relégué dans l'ombre ? Il est vraisemblable qu'il souhaiterait entendre des voix qui opposent particulièrement la pensée sociale de l'Eglise aux idéologies dominantes.

Notes
2258.

"A propos d'une condamnation". Le Courrier, 26 février 1955.

2259.

Fondateur de Jeunesse de l'Eglise, condamnée en octobre 1953, souvent attaqué par la Conférence des cardinaux et archevêques de France qui l'accusaient d'exercer une influence néfaste sur le clergé, et sur les prêtres-ouvriers en particulier, Maurice Montuclard venait de sortir de l'Ordre des dominicains et de retourner à la vie laïque, au moment où Leyvraz écrit son article.

2260.

"L'idolâtrie de l'Histoire". Le Courrier, 19 mai 1953.

2261.

La première de ces rencontres, créée en 1946 à Genève, avait été présidée par Denis de Rougemont et s'était déroulée sous le thème de "L'Esprit européen".

2262.

Les orateurs de cette Rencontre étaient, entre autres, Daniel-Rops, Nadjm Oud-Dine Bammate, Fung Yu-Lan, Jean Guéhenno.

2263.

Le P. Georges Cottier, dominicain, avait été l'un des membres du groupe des jeunes intellectuels qui avaient fait circuler une pétition contre le Courrier de Genève durant la guerre.

2264.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr François Charrière, 13 septembre 1956. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Courrier 45-56.

2265.

Lettre de Mgr François CHARRIÈRE à René LEYVRAZ, 28 septembre 1956. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Courrier 45-56.