VI. LE TÉMOIGNAGE DU JOURNALISTE CATHOLIQUE

1. L'AMITIÉ DES MORTS

Leyvraz parle souvent de la mort et il est évident, qu'en abordant ce sujet, il donne une touche particulière à ce problème; en effet, il entretient, avec la mort, un rapport qui est celui des gens venant de la terre, et non celui des citadins. Derrière les hommages qu'il rend, on peut lire, en creux, comment l'éditorialiste comprend lui-même la séparation, la vie après la vie et les liens qu'il entretient avec les disparus. Dès lors, Leyvraz se dévoile lui-même. Toujours, il dit avec son immense sensibilité, son espérance d'un lieu de miséricorde dans lequel il pourra retrouver ces hommes de bonne volonté qu'il a aimés, même s'ils ne partageaient pas sa foi : ‘"Ami Charles, ce n'est pas adieu que je te dis, c'est au revoir. Au revoir dans le Christ, au revoir dans l'éternel Amour où se résolvent nos contradictions, nos oppositions humaines, où s'apaisent nos souffrances, où le sens de nos épreuves, qui nous reste ici-bas voilé, nous apparaît dans l'évidence irrécusable de la Lumière incréée2266."’ Ainsi, une certitude habite le journaliste; la vision qu'il a de l'au-delà, est celle d'un lieu ouvert non pas tant aux catholiques pratiquants qu'à ceux qui se sont engagés dans leur vie pour faire advenir la justice et l'amour.

Lorsque C.-F. Ramuz meurt, Leyvraz déclare dans son édito : ‘"Charles-Ferdinand Ramuz n'est plus. Comme je l'ai aimé. Comme j'ai peur de parler de lui. (...) Le plus simple, le plus honnête, après tout, c'est de tâcher d'exprimer ce qu'il fut, ce qu'il est en moi. Je l'ose, parce que je suis de son sang, de son coin, de son terroir. C'est trop peu dire que je le comprends : je le vis, j'entretiens avec lui depuis longtemps un dialogue intérieur, où tantôt je résiste et tantôt je me rends."’ En effet, Leyvraz partage avec l'écrivain vaudois ‘"l'attachement farouche, quasi désespéré, du paysan (et de l'artiste) à la terre, à la beauté créée, à ce monde charnel"’. Mais il semble particulièrement touché par ce qu'il appelle "le drame de Ramuz" qui réside ‘"dans ce débat de la terre et du ciel, jamais résolu chez lui, jamais complètement dominé. Avec cette hantise de la fin, de la séparation, de la Mort, qui va jusqu'à l'hallucination"’. Un Ramuz tant empli de ‘"ce besoin paysan de tout garder, de ne rien lâcher (...)"’ qu'il s'était même identifié à ce personnage de Gide ‘"que suffisait à plonger dans une mélancolie épaisse la seule pensée de devoir remplacer bientôt et de temps à autre la paire de souliers qu'il portait aux pieds"’, témoignant par là ‘"d'une sorte de détresse à ne pouvoir s'appuyer sur rien de durable, de définitif, rien d'absolu"’. Et retrouvant quelques accents de son panthéisme juvénile, Leyvraz décrit sa propre conception de la vie après la vie :

‘"Il n'y a qu'à prier pour que votre âme tourmentée retrouve tout en Dieu, sa paix, sa certitude, sa joie dans le ciel, et même dans la montagne, les champs, le lac, le jardin plein d'abeilles, l'image du poirier en fleurs ... Vous l'aviez bien senti, Ramuz, que le Paradis n'est pas un décor de draperies où évoluent les esprits purs, mais vraiment l'assomption de toute beauté en Dieu (...). Car il y a la résurrection des corps ... Vous l'avez bien senti, Ramuz, mais vous n'avez pas osé ... Il vous a fallu quitter vos derniers souliers. Vous voilà pieds nus, pèlerin des routes du Ciel. Mais le Père est là qui vous ouvre ses bras ...2267."’

Le journaliste a aimé Ramuz dont le langage est celui de sa terre natale, de ses parents, de ses amis. Toujours lié farouchement à son village (à tel point que, chaque année, lors des vacances d'été, il lance à ses lecteurs, comme un cri de joie : "Je vais rejoindre mes sapins ..."), Leyvraz écrit parfois dans un style proche de celui du grand romancier; ainsi dans cet édito où il veut parler ‘"de la mort des humbles qui s'en vont sans rien dire et dont le nom bientôt s'effacera. Ils n'ont jamais défrayé la chronique. Ils ont fait simplement, jour après jour, la tâche qui leur revenait"’. Un de ces humbles que l'éditorialiste choisit d'honorer est de Corbeyrier :

‘"Le premier qui est mort, c'est Veillard. J'étais monté là-haut vers la fin de novembre. A l'épicerie, ma soeur me dit : "Il y a Auguste Veillard, de Vers la Doey, qui est bien malade. On dit qu'il n'en a plus pour longtemps". - Qu'est-ce qu'il a ? - Un peu de tout; la vieillesse; tu comprends, il arrive aux huitante. - Je m'en vais monter. - Tu ferais bien, sans ça tu risques de ne plus le revoir. Je suis monté avec ma femme. C'est tout en haut du village, Vers la Doey, comme un petit hameau qui a sa vie à lui, tout contre la forêt. Je prends la ruelle qui mène chez Veillard. (...) C'est presque en face, cette vieille maison, nous montons l'escalier raide, nous voilà chez Veillard. - Papa, c'est René Leyvre2268 qui vient te voir de Genève. - Salut, René. - Salut, Auguste. Eh ! bien, comment ça va-t-il ? - Pas tant. Je crois bien que je suis foutu. Il essaie de se soulever, il me tend sa main qui brûle. C'est alors qu'il m'a regardé, un long regard bleu où j'ai plongé le mien comme dans ces petits lacs de montagne à la fin de l'automne, quand la neige va venir, et sa barbe fauve était comme l'herbe qui sèche. C'est comme ça qu'il m'a dit adieu, en même temps qu'il disait adieu à tous, adieu au pays ... Veillard, le vieux scieur, Veillard, le braconnier des montagnes. - Adieu René, il a fallu que tu partes, mais tu es toujours des nôtres, tu es toujours du village. Tu vois, je m'en vais, il faut bien s'en aller, chacun son tour. Adieu, la vieille scie, adieu la forêt, adieu là-haut, les pâturages, adieu le fusil, adieu les nuits de chasse. Moi, je m'en vais vers un autre pays, c'est le pays du Bon Dieu, mais peut-être que ce sera le même, et moi je voudrais bien. Mais il faut s'en remettre. Il faut passer par la nuit. Je m'en vais au cimetière, où nos vieux sont allés. Je m'en vais, René, tu me suivras, nous nous retrouverons ... Il n'a rien dit, Veillard. On ne fait pas des phrases avant de mourir. Mais ses yeux m'ont parlé, ils ont dit ce qu'il fallait. - Salut, Auguste. - Salut, René. Je me penche sur Veillard. Nous nous embrassons. Sa main qui brûle retombe. Il est mort six semaines après2269."’

Lors du décès de Paul Golay, Leyvraz écrit à la fille de celui-ci2270 : ‘"Je songe, en priant, à votre grande douleur. Je songe à votre maman si durement atteinte. Je sais qu'elle retrouvera de plus en plus en Dieu, en parlant à Dieu, la chère et rayonnante présence de son mari. Il est au coeur de sa peine, il est dans l'air qu'elle respire. Il en va de même pour vous, sa fille tant aimée. J'ai connu beaucoup de gens qui disent "Seigneur, Seigneur "... Votre cher Papa, sans le dire, a rempli la tâche de justice et d'amour que trop souvent ils négligent. C'est pourquoi je suis dans une grande paix à son sujet, ayant la certitude qu'il est très aimé de Dieu, et par là même très proche de ceux qu'il a chéris sur cette terre2271."’ Pour Leyvraz, la mort n'est donc pas une séparation; ceux qui se sont endormis restent présents par l'intermédiaire de Dieu et aussi comme faisant partie de ce qui entoure les vivants.

Le regard de Leyvraz sur la mort est celui d'un être profondément pétri d'humani-tude : ‘"Prenons bien garde de ne pas "simplifier" la mort, de ne pas la "ritualiser" à l'excès. Il y a une manière prétendue "catholique" d'expédier la mort et les morts qui ressemble par trop à une série de formalités bureaucratiques. On dit : "il a fait ses devoirs", comme on dirait "il est en règle", et nous voilà quitte moyennant quelques messes, quelques prières hâtives, de plus en plus espacées. Nous aussi, nous avons "fait notre devoir", nous pouvons penser à autre chose, et en général ça ne traîne pas. Nous voilà repris par le tumulte et les plaisirs du monde, et nous avons perdu, pour notre vie et pour notre propre mort, la leçon de la mort de nos bien-aimés. En sorte que nous ne différons guère, en fait, des incroyants que nous côtoyons et que souvent nous sommes en proie au même "refoulement". Et quand pour nous vient l'heure inévitable, elle ne nous trouve guère moins troublés, moins désemparés que les autres ... - Eh ! bien, dit-on souvent, faut-il que nous soyons esclaves de nos morts ? - Voilà un propos qui trahit bien la cruelle distance que nous mettons entre eux, qui ont passé à l'autre vie, et nous qui restons dans ce monde et qui pourtant devons le quitter bientôt pour les rejoindre. Il y a aussi une manière de dire : "il est en paix", "il a fini de souffrir", et même "il a bien de la chance", qui n'est pas autre chose qu'une manière de nous débarrasser d'eux. Certes, il ne faut pas chercher à éterniser le deuil, à maintenir ouverte et saignante la blessure de la séparation. Ce n'est pas cela que nos morts attendent de nous. Dieu a permis, Dieu veut que ces plaies se referment, se cicatrisent. Il veut que la vie continue et que notre charité se dévoue aux vivants. C'est une vaine et mauvaise complaisance que de cultiver la douleur qui nous a frappés, parce que c'est encore un retour sur soi, une forme d'égoïsme. Ce n'est pas tant, alors, le mort aimé qui nous occupe que notre propre souffrance, dont nous ne savons pas nous affranchir en l'offrant à Dieu dans le Christ. Nos morts attendent de nous que nous les aimions en Dieu, d'un coeur simple et confiant2272."’ Leyvraz considère en effet qu'une relation persiste avec ceux qui ont passé dans l'Au-delà parce qu'on peut prier pour eux, et qu'eux peuvent nous aider, nous inspirer "par mille voies mystérieuses2273".

Notes
2266.

"Charles Rosselet". Courrier de Genève, 16 octobre 1946.

2267.

"Adieu à C.-F. Ramuz". Courrier de Genève, 25 mai 1947.

2268.

En patois, la terminaison des mots en "az" est muette.

2269.

"Mort de ces deux là". Le Courrier, 21 mars 1950.

2270.

Alice Golay (1901-1998), la fille de Paul Golay, fut connue dès les années 40 comme romancière féministe écrivant sous le nom d'Alice Rivaz. Elle obtint plusieurs prix pour son oeuvre littéraire : Prix Schiller (1942, 1969), du Livre vaudois (1967), des Ecrivains genevois (1967), Grand Prix de littérature de la Ville de Genève (1975), Grand Prix C.-F. Ramuz (1980), Prix Canada-Suisse du Salon international du livre et de la presse (1981).

2271.

Lettre de René LEYVRAZ à Alice Golay, 3 juillet 1951. Archives Alice Rivaz.

2272.

"L'amitié des morts". Le Courrier, 24 novembre 1953.

2273.

Ibid.