3. LA RÉACTION DE L'AILE CHRÉTIENNE-SOCIALE

Cette vision positive n'est pas partagée par l'aile "chrétienne-sociale" qui assiste, impuissante, à l'émergence de ce solide bloc d'influence patronale. Certains chrétiens-sociaux regrettent que le Parti soit maintenant géré comme une entreprise, et qu'il ne s'appuie plus sur une base doctrinale; ils vont même jusqu'à déplorer que sa politique soit désormais menée comme "un jeu habile2287" de négociations, et non plus comme un apostolat de chrétiens qui, au nom de leur foi, s'engageaient dans le temporel.

Comme on peut le penser, Leyvraz partage cette dernière analyse. Il n'apprécie guère le nouveau visage du Parti et la prise de pouvoir menée par des "milieux d'affaires" efficaces. Il décide donc de restreindre son activité politique, en évoquant des motifs de santé et de surcharge de travail. En pleine affaire Paderewski (au cours de laquelle il est très vraisemblable que certains hauts responsables du Parti lui ont conseillé de mettre une sourdine à sa lutte) Leyvraz démissionne du Comité directeur qui note : ‘"C'est uniquement par suite d'un surcroît de travail que le rédacteur en chef du Courrier s'est trouvé dans l'obligation de prendre cette détermination. Néanmoins, comme par le passé, il s'intéressera à l'avenir aux travaux du parti et se déclare disposé à rendre à notre groupement politique tous les services qui lui seront demandés. L'assemblée enregistre cette démission avec regret et charge M. le Président Gency de rendre visite à M. Leyvraz pour le remercier du bon travail accompli jusqu'ici et pour jeter les bases de sa collaboration future2288."’ Elle est donc finie l'époque où, lors des annonces de dé-mission, une délégation du Parti tentait de faire revenir le journaliste sur sa décision ... Toutefois, effectivement, une collaboration de "terrain" se poursuit dans certains secteurs : Leyvraz siège, par exemple, dans une Commission présidée par Marius Constantin, chargée d'éplucher les projets de loi communistes déposés au Grand Conseil, concernant le domaine social, afin d'en débusquer les propositions démagogiques.

Outre les critiques mentionnées ci-dessus, les chrétiens-sociaux du Parti n'apprécient guère les nouvelles orientations prises par les dirigeants parce qu'elles les mettent souvent en porte-à-faux avec leurs convictions syndicales. En 1949, ils ont donc fondé un Groupe de Politique sociale et Ouvrière chrétienne, visant à rassembler, ‘"pour une action pratique, tous ceux qui veulent une politique ouvrière chrétienne active, précise, réalisatrice2289"’. Leyvraz - qui plaide de manière incessante pour que les chrétiens s'engagent en faveur des milieux ouvriers - a soutenu cette création par ces mots ‘: "J'approuve des deux mains; j'aiderai de mon mieux2290"’. La première convocation du Groupe stipulait : ‘"Nous aurons le plaisir d'avoir parmi nous notre ami M. René Leyvraz, rédacteur en chef du Courrier. Dès le début de notre mouvement, notre ami nous a accordé son appui; sa prise de contact direct avec nos milieux revêt donc la plus grande importance2291."’ Parmi les signataires on retrouve, entre autres, les noms de Francis Laurencet, Joseph Miazza, André Ruffieux. En 1951, le Groupe sort un Bulletin de politique sociale.

En outre, Leyvraz développe des liens privilégiés avec l'Association chrétienne-sociale de St-Jean-Charmilles qui organise des rencontres auxquelles il participe dès leur début, pour la plus grande joie des participants :

‘"Nous aurons le grand privilège d'avoir au milieu de nous Monsieur René Leyvraz, rédacteur en chef du Courrier. Ce journaliste courageux et estimé s'entretiendra avec nous des soucis de l'heure. Nous sommes certains que vous apprécierez ce genre nouveau de réunion, laquelle vous mettra en contact direct et amical avec un homme que vous aimez et respectez pour sa plume droite et sans reproche2292 ."’

Mais malgré la volonté combative du Groupe de Politique sociale et Ouvrière chrétienne, le nouveau programme du Parti, élaboré en 1951, ne préconise plus d'instaurer la paix sociale par la communauté professionnelle, mais de charger l'Etat d'instaurer les réformes sociales nécessaires. Décidément, Leyvraz n'est plus entendu par les dirigeants du Parti; ceux-ci semblent avoir oublié qu'outre son ardent plaidoyer en faveur de la communauté professionnelle, le rédacteur s'en prenait - en 1946 déjà - à un étatisme toujours plus puissant, en écrivant : ‘"En Suisse, on n'aime pas que l'Etat mette son nez partout. Or c'est un fait que, de 1914 à 1946, ce nez inquisiteur et bureaucratique n'a cessé de s'allonger. On dit bien que "jamais grand nez n'a gâté beau visage", mais il y a des limites. Si nous n'y veillons, le visage helvétique ne sera bientôt plus qu'un nez. Deux "économies de guerre" ont fortement accru cet appendice encombrant. Et pourtant, que de preux chevaliers ont marché sur Berne en nous jurant de nous en rapporter un morceau ! En général, ils reviennent ... avec des subventions. Ces échecs répétés devraient donner à réfléchir. Ils prouvent que notre étatisme n'est pas accidentel, mais qu'il est congénital à un certain système, à une certaine économie. (...) Cessons de jouer à cache-cache avec l'étatisme. Il durera, il s'étendra tant et aussi longtemps que nous n'aurons pas remplacé l'Etat dans les fonctions qu'il doit assumer faute d'organismes adéquats2293."’ Bref, l'organisation des Métiers défendue par l'éditorialiste n'est plus soutenue, parce que l'aile désormais dirigeante du Parti estime ‘"qu'un patron est aussi qualifié qu'un travailleur pour défendre les intérêts de ce dernier2294"’. Avec amertume, Leyvraz écrit : ‘"Après quelques débats académiques, le postulat Robert a été oublié et la communauté professionnelle enterrée. (...) tout doucement, on en est revenu à la sempiternelle "balançoire" du libéralisme économique à l'étatisme et aux creuses harangues sur la "collaboration des classes", qu'on prônait d'autant plus qu'on était bien décidé à ne rien faire pour l'instituer. Comme de bien entendu, c'est l'étatisme qui gagnait à ce jeu : plus on tardait à organiser les métiers, plus l'Etat les suppléait, par les lois et par les subventions, dans les tâches qu'ils n'étaient pas outillés pour accomplir2295."’ Leyvraz n'est donc pas au diapason de l'évolution du Parti qui reflète les sentiments d'une partie de la population : la guerre est terminée, le besoin de s'unir et la communauté professionnelle sont dépassés ... Lorsque René Robert - qui avait tant défendu la paix sociale - mourra en 1955, l'éditorialiste écrira :

‘"Quand on reprend aujourd'hui [son] discours mémorable [devant le Conseil national en 1943], on ne peut qu'en admirer la sagesse et la solidité : il demeure intégralement valable. Nous n'avons qu'un regret : c'est que le postulat Robert soit demeuré .... un postulat. Certes, le mouvement de la Communauté professionnelle a produit çà et là quelques fruits heureux. Mais nous n'avons pas encore l'armature professionnelle dont René Robert voulait doter le pays2296."’
Notes
2287.

Rapport confidentiel d'Edmond GANTER à l'intention de Mgr François Charrière, 22 février 1956. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Courrier 45-56; p. 1.

2288.

Procès-verbal du Comité directeur du 6 avril 1949. Archives du Parti, Genève.

2289.

Présentation du groupe, 9 mars 1949. Archives du Parti Indépendant chrétien-social, Genève.

2290.

Ibid.

2291.

Convocation du Groupement de Politique Sociale et Ouvrière, 2 mai 1949. Archives du Parti indépendant chrétien-social; Genève.

2292.

ASSOCIATION CHRÉTIENNE-SOCIALE DE ST-JEAN-CHARMILLES. Lettre d'inauguration des rencontres; 3 juin 1951. Archives du Parti Indépendant chrétien-social, Genève.

2293.

"A propos d'un grand nez". Courrier de Genève, 22 juin 1946.

2294.

Rapport confidentiel d'Edmond GANTER. 22 février 1956, op. cit., p. 2.

2295.

"Regard en arrière". Le Courrier, 13 décembre 1951.

2296.

"René Robert et la paix sociale". Le Courrier, 24 mars 1955.