1. LE RÉVEIL DES LUTTES INTERCONFESSIONNELLES

Pourtant, en 1954, Leyvraz rompt son silence pour défendre le Parti (ou attaquer les radicaux ?) lorsqu'il constate que, malgré les déclarations faites par l'Eglise selon lesquelles elle disait vouloir se tenir à distance de la politique, le spectre des luttes interconfessionnelles est agité au profit des radicaux. A quelques mois des élections cantonales, dans son édito "Un croquemitaine", il réplique à Olivier Reverdin qui, dans la Gazette de Lausanne, accuse le Parti d'être le principal responsable du malaise qui règne au sein de l'Entente nationale, formée des partis radical, national-démocratique et indépendant chrétien-social, malaise que Leyvraz repère dans des "signes indubitables de fatigue et d'usure". Tout en appelant l'Entente à effectuer un indispensable effort de renouvellement dans sa pensée, son programme, ses méthodes et ses équipes, Leyvraz rejette, d'une part, les accusations de Reverdin selon lesquelles le Parti serait en train de réintroduire des problèmes confessionnels, dus au ‘"raidissement général des positions catholiques qui est une des caractéristiques du pontificat actuel"’; d'autre part, il demande des explications : Où et quand les nécessaires débats confessionnels auraient-ils ‘"débordé sur le plan politique, parlementaire ou gouvernemental, par le fait des chrétiens-sociaux ?"’ En quoi pourrait-on discerner "l'ombre d'une immixtion du clergé" ou de l'autorité religieuse dans la vie politique genevoise ? Les critiques visent-elles la position résolue du Parti sur le douloureux problème des douze mille avortements qui se pratiquent annuellement à Genève ? ‘"Face à cette situation, serait-ce introduire une "question confessionnelle" que de demander l'exacte application du Code pénal suisse [qui punit cette pratique] ? Au surplus, voudrait-on interdire à des chrétiens de concerter leurs efforts sur le plan civique pour sauvegarder les valeurs morales et sociales qui découlent de leurs convictions les plus profondes ? (...) Il est vrai que les chrétiens-sociaux font preuve, à l'encontre d'un certain conformisme "bourgeois", d'un vif esprit d'initiative. Est-ce cela qui gêne certains de leurs partenaires ? Mais cette activité, surtout sociale, n'a rien à voir avec le "confessionnalisme". (...) Les protestants comme tels (...) admettront (...) qu'il y a bien assez de sujets troubles et de dissensions dans la cité sans qu'on y introduise gratuitement, par surcroît, le croquemitaine du "catholicisme politique" : cela ne peut que réjouir les ennemis du christianisme, qui n'ont pas dit leur dernier mot à Genève2303."’

Il est intéressant de relever ici qu'en parlant du Parti, Leyvraz utilise l'expression "chrétiens-sociaux" et non pas "indépendants chrétiens-sociaux"; c'est donc bien l'aile gauche du Parti qu'il est en train de défendre et, peut-être, l'aile droite qu'il veut accuser ? En fait, derrière cette controverse se cache une stratégie : la prétention radicale - fortement dénoncée par Leyvraz - de barrer la route à un deuxième Conseiller d'Etat indépendant chrétien-social, si le Parti recueillait plus de voix que les nationaux-démocrates, lors de l'élection du Grand Conseil. Leyvraz pense-t-il devoir se justifier de son édito, puisqu'il écrit à l'évêque : ‘"Vous aurez vu, par mon article d'aujourd'hui, que la question du "catholicisme politique" resurgit à Genève. Je ne crois pas qu'il faille craindre une grande campagne dans ce sens, mais la situation reste délicate et, soit pour notre public, soit pour l'extérieur, il faut sans cesse rappeler nos vraies positions. Dans nos cantons mixtes, surtout, il importe plus que jamais de ne pas laisser s'accréditer l'idée d'une confusion entre la religion et la politique : trop de gens ne demandent qu'à y croire2304."’ A la prière instante de Guy Fontanet, Leyvraz rappellera à ses lecteurs qu'ils doivent remplir leur devoir de citoyens et aller voter lors de l'élection du Grand Conseil. Seul le parti indépendant chrétien-social, qui recueille dix-sept sièges, enregistre une avance (+ 1); les autres stagnent ou sont perdants : nationaux-démocrates : seize (-); radicaux : trente-deux (-); socialistes : douze (-); communistes : seize (-8). Comme l'avait espéré Leyvraz, le Parti devance donc les nationaux-démocrates; mais les radicaux - qui placent le plus grand nombre de députés - revendiquent la majorité absolue au Conseil d'Etat. Les tractations au sein de l'Entente sont alors menées par la tendance "patronale" du Parti qui suggère à son Assemblée des délégués d'abandonner l'idée de présenter un deuxième candidat du Parti au Conseil d'Etat. L'aile chrétienne-sociale réagit vivement - mais sans succès - devant ce qu'elle considère comme un appui à l'instauration d'un régime radical à Genève, et donc comme un abandon des luttes menées jusque-là.

Après arrangement avec les radicaux, une liste d'Entente commune est présentée, composée de quatre radicaux (dont trois sont des avocats importants), un indépendant chrétien-social et un national-démocrate, laissant ainsi un seul siège pour la gauche. Le choix du candidat du Parti se porte sur le président Emile Dupont, ‘"figure charismatique (...) qui sait se faire entendre et écouter2305"’ et qui dispose de l'appui des syndicats patronaux. En somme, par cette décision, Antoine Pugin, Conseiller d'Etat depuis 1936, est écarté par les siens, certains lui reprochant d'avoir manqué d'influence et de n'avoir pas, comme l'avaient fait les radicaux et les démocrates, placé des hommes de son parti aux positions stratégiques du département qu'il dirigeait ! L'éviction d'Antoine Pugin, ce vieux et fidèle compagnon des premiers jours, et l'arrangement passé avec le parti radical touchent et ébranlent Leyvraz. Déçus, certains militants étudient alors la possibilité de créer un Parti ouvrier chrétien qui se tiendrait à distance de l'Entente bourgeoise. Le fossé est creusé : le Bureau directeur, formé en majorité par l'aile "dirigeante", n'est plus représentatif de l'ensemble des membres du Parti, dont beaucoup restent fortement attachés au Courrier et particulièrement à Leyvraz; celui-ci, lors de la dernière fête du Parti, a été longuement ovationné; en effet, si ‘"deux ou trois dirigeants le détestent pour son indépendance, il jouit d'un immense crédit dans tout le mouvement2306".’

Notes
2303.

"Un croquemitaine". Le Courrier, 20-21 février 1954.

2304.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr François Charrière, 20 février 1954. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Courrier 45-56.

2305.

David HILER et Geneviève PERRET BARI. Le Parti Démocrate-Chrétien à Genève, Un siècle d'histoire, op. cit., p. 116.

2306.

Rapport confidentiel d'Edmond GANTER. 22 février 1956, op. cit., p. 9.