2. LE "COURRIER" AUX ORDRES DU PARTI

Finalement, lors de l'élection du Conseil d'Etat2307 Le Courrier - par la plume d'Auguste Haab chargé de la "locale", (toujours engagé dans la JOC et peu favorable au Parti) - ne se bat pas beaucoup pour "pousser" la candidature d'Emile Dupont; écoeuré, ce dernier (qui sera tout de même élu) écrit à l'évêque pour se plaindre amèrement de la rédaction du journal, et tout spécialement de ce journaliste. Pour mettre fin au malaise, une rencontre - fort animée "mais amicale2308" - est alors organisée entre une délégation du Conseil d'administration du Courrier et du Bureau directeur du Parti. Au cours de cette séance, certaines positions de Leyvraz sont particulièrement débattues. Les décisions arrêtées et communiquées à l'évêque montrent que le Parti a eu gain de cause :

‘* "Le Courrier reconnaît n'avoir pas montré une sympathie particulière à M. Dupont, soit pendant sa candidature, soit après son élection au Conseil d'Etat. D'un commun accord, les deux délégations passent l'éponge sur ces faits. L'avenir prouvera l'attitude bienveillante du Courrier."
* Le Courrier veillera à ne plus confier d'articles de politique locale à Auguste Haab, mais plutôt à lui trouver un poste dans l'administration du journal.
* "Des dispositions concrètes ont été arrêtées, afin que chaque fois qu'un problème important se présente, la rédaction et les membres dirigeants du Parti prennent contact pour [en] discuter (...) avant les prises de positions définitives. MM. Ganter pour le Courrier, et Fontanet, secrétaire général, pour le Parti, sont chargés plus spécialement de ces prises de contacts (...)2309 ."’

On peut se demander, au sujet de cette dernière décision, si la position ambiguë de Ganter qui, rappelons-le, est à la fois rédacteur au Courrier et homme politique engagé, ne va pas davantage contribuer à compliquer la situation qu'à l'éclaircir. En tout cas, ces dispositions montrent que la rédaction du Courrier voit son indépendance sérieusement réduite, puisqu'elle devra consulter le Parti avant de traiter tout sujet important.

En 1956, soit un an plus tard, Leyvraz est accusé de n'avoir pas observé l'accord passé, suite à deux de ses articles qui, une nouvelle fois, vont secouer le Landerneau. En effet, les 7 et 11-12 février, l'éditorialiste traite d'un projet de loi, présenté par le communiste Jean Vincent qui souhaite que soit déclarée incompatible la charge de Conseiller d'Etat avec les fonctions d'administrateur d'une société susceptible d'avoir affaire avec l'Etat. Expliquant qu'il s'agit de ‘"parer au danger le plus grave : qu'un Conseiller d'Etat puisse se trouver partagé entre son devoir de magistrat et ses intérêts dans une société commerciale2310,"’ Leyvraz regrette vivement que ce projet ait été renvoyé aux calendes grecques par la Commission du Grand Conseil chargée de l'examiner; car, affirme-t-il, le voeu émis par Vincent ‘"correspond au sentiment général de la population (...) [il] n'a évidemment rien à voir avec la doctrine communiste. Il exprime, en termes de simple bon sens, une exigence élémentaire de saine administration de la chose publique. (...) il est des cas où il faut savoir écouter l'opposition et en tenir compte, quelle que soit son idéologie, sous peine de lui donner crédit et de renforcer ses positions populaires"’. Pour l'éditorialiste, ‘"rien ne paraît plus dangereux et plus condamnable que la confusion des affaires publiques et des affaires privées2311"’; il estime que le statut actuel qui permet à un Conseiller d'Etat d'exercer simultanément ses fonctions publiques et sa profession personnelle met en péril une démocratie2312 déjà usée par ces confusions; l'enjeu est donc de la sauver en permettant au peuple de savoir, ‘"sans équivoque, où il peut placer son respect et sa confiance2313"’. Leyvraz se dit persuadé que si ce projet devait faire l'objet d'une initiative populaire soumise à l'approbation du peuple, il serait accepté, ce qui représenterait un lourd préjudice pour les partis gouvernementaux.

Bien entendu, cette analyse du rédacteur en chef est saluée par les uns, et conspuée par d'autres qui l'accusent de "faire le jeu des communistes". Or, réplique Leyvraz, ‘"c'est un argument malhonnête dont on n'a que trop abusé jusqu'ici. Ce n'est pas parce que M. Vincent dit blanc que je vais me sentir contraint de dire noir en toute occurrence. Je ne me plierai jamais à cette consigne stupide, pas plus que je ne me prêterai à une étroite politique de coteries qui consiste à écarter toute critique et à neutraliser toute opposition2314"’. La réaction de l'aile dirigeante du Parti ne se fait pas attendre, puisque son Conseiller d'Etat, Emile Dupont, qui exerce toujours sa profession, est concerné ! Le président Yves Maître (*) - jeune avocat qui représente une des forces vives de la députation - proteste immédiatement contre ces éditos qui ne correspondent pas aux conceptions de l'équipe de pointe du Parti.

Le 13 février, Leyvraz met l'évêque au courant de ce problème par téléphone. Le lendemain, il lui adresse une lettre pour le rassurer : ‘"(...) un notable apaisement s'est fait quant à mes articles et la séance du Comité directeur du Parti, hier soir, n'annonce aucun conflit grave. (...) J'ai écrit ce matin même une lettre conciliante à M. Yves Maître, et je pense que la détente sera complète de ce côté-là"’. Toutefois, l'éditorialiste ne renie rien de ses convictions : ‘"Dans l'affaire des conseils d'administration, j'ai traduit le sentiment général. Ce n'était naturellement pas "opportun". Il n'est jamais "opportun" d'arrêter les glissements de ce genre où tant de gros intérêts sont engagés. Mais une position de ce genre nous garde la confiance d'une foule de braves gens qui en ont assez de ces compromissions2315."’ Le 21, Charrière téléphone à Trachsel, pour qu'il lui "rafraîchisse la mémoire"; Trachsel lui écrit : ‘"Aussitôt après notre conversation téléphonique de ce matin, j'ai repris le dossier du conflit "Parti-Courrier ", qui a trouvé son déroulement le 23 mars 1955."’ Après avoir rappelé les points d'accord pris entre les deux instances, Trachsel poursuit : ‘"Avant d'écrire ses articles sur le projet Vincent, qui ont ranimé la querelle, M. Leyvraz n'a pas pris contact avec les dirigeants du Parti, ni avec M. Dupont, Conseiller d'Etat, pour connaître leur position. L'accord n'a donc pas été tenu. M. Leyvraz se défend en disant que personne ne lui a téléphoné ou n'est venu le voir. Or, en toute objectivité, on doit reconnaître que cet argument n'est pas valable, car les dirigeants du Parti ignoraient totalement que M. Leyvraz publierait de tels articles dans le Courrier. Il appartenait donc à M. Leyvraz, avant d'insérer ses articles, de prier les dirigeants du Parti de passer vers lui pour discuter de cette question, et non de les mettre devant le fait accompli. Une discussion loyale aurait eu certainement d'heureux effets, et même si M. Leyvraz n'avait pas changé d'avis, il aurait eu au moins connaissance des arguments des dirigeants du Parti et aurait pu juger de l'opportunité de passer ses articles. Si je puis me permettre de vous donner un conseil, c'est celui de mettre fin au présent incident en rappelant à M. Leyvraz et à la rédaction l'existence de l'accord avec le Parti, accord qui doit être respecté. Je suis sûr qu'une telle décision donnerait, dans l'immédiat, satisfaction aux dirigeants du Parti chrétien-social. En la communiquant à la rédaction ainsi qu'au Parti, elle éviterait, jusqu'à certains changements, de nouveaux incidents. Il est regrettable que les relations Parti-Courrier soient empoisonnées par des ressentiments personnels qui empêchent une vue objective des faits2316."’ Un point de cette lettre est à retenir : l'allusion faite par l'administrateur à "certains changements".

Si Trachsel se place nettement du côté du Parti, Ganter, en revanche, semble soutenir son rédacteur en chef puisqu'il adresse, le 22 février à l'évêque, un rapport confidentiel sur ‘"L'évolution du parti indépendant chrétien-social entre 1949 et 1956"’, vraisemblablement rédigé avec l'appui de Leyvraz. Ce document défend l'indépendance du journal et le droit de soutenir, au nom de la justice, une ligne tant syndicale que politique. Dans son analyse, Ganter déclare : ‘"Le Courrier, qui met de (sic) maximum de bonne volonté dans la majorité des cas pour s'adapter aux positions prises par le parti, ne peut le faire de façon permanente sans porter gravement atteinte à son indépendance. Très souvent, une question est depuis longtemps débattue lorsque le parti se prononce. Faut-il contraindre le Courrier à ne pas en parler en attendant cette décision ? Le journal ne peut omettre certains faits sociaux qui intéressent vivement le lecteur. Il ne peut se dispenser de prendre une décision, même lorsqu'il y a divergence entre le parti et les syndicats. On ne peut d'autre part interdire successivement à tous les rédacteurs qui ne seraient pas toujours d'accord avec le parti de traiter des problèmes politiques et sociaux. Ce serait décolorer le journal et nous attirer de sérieuses difficultés d'autres milieux. N'oublions pas les démarches faites par certains milieux d'Action catholique qui reprochaient au Courrier d'être trop inféodé au parti. La meilleure solution est la suivante : dès qu'un problème délicat se pose, le Courrier a le devoir de se renseigner d'une part auprès des syndicats chrétiens et d'autre part auprès du parti. A lui de prendre ensuite la position qui lui semble la plus conforme à la justice2317."’ La réponse apportée par Charrière à Ganter semble redonner au quotidien catholique une certaine autonomie, tout en spécifiant que le journal doit représenter tous les catholiques et non pas une seule tendance : ‘"J'ai bien reçu votre rapport confidentiel et je vous en remercie. J'aurai l'occasion sans tarder de vous écrire à ce sujet ou de vous en parler."’ Après avoir approuvé la solution proposée par Ganter, à savoir la consultation du Parti et des syndicats, Charrière poursuit :

‘"En effet, le Courrier est le représentant et l'organe de l'ensemble des catholiques genevois, l'organe de l'évêque, et comme tel il ne peut être inféodé à un groupement et à un autre. Mais la nécessité de la cohésion est telle que nous devons tous, chacun à notre place, faire le maximum d'efforts pour l'assurer, et cela doit être possible. Je compte donc, pour l'immédiat, que tout sera mis en oeuvre pour réaliser ce que vous présentez comme la meilleure solution à votre page 10. Il faudra que la rédaction prenne l'initiative de prendre les contacts nécessaires à temps voulu. Dès que cela sera possible, je vous écrirai plus longuement ou je demanderai à vous parler ainsi qu'à Monsieur Leyvraz, dans un esprit, bien sûr, de franche amitié2318."’
Notes
2307.

Comme prévu, 4 radicaux, 1 national-démocrate, 1 indépendant chrétien-social (Emile Dupont) et 1 socialiste sont élus.

2308.

Lettre d'Albert TRACHSEL à Mgr François Charrière, 24 mars 1955. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Courrier 45-56.

2309.

Lettre d'Albert TRACHSEL à Mgr François Charrière, 24 mars 1955, op. cit.

2310.

"A l'arbitre, les mains libres !". Le Courrier, 7 février 1956.

2311.

Ibid.

2312.

Au début de 1955, Leyvraz avait fait un exposé à la Nouvelle Société Helvétique sur le thème "La crise de l'homme et la crise de la démocratie", repris dans "La liberté, pourquoi faire ?". Le Courrier, 20 janvier 1955.

2313.

"Sauver notre démocratie". Le Courrier, 11-12 février 1956.

2314.

Ibid.

2315.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr François Charrière, 14 février 1956. Archives de l'Evêché, Fribourg.

2316.

Lettre d'Albert TRACHSEL à Mgr François Charrière, 21 février 1956. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Courrier 45-56.

2317.

Edmond GANTER. Rapport confidentiel du 22 février 1956, op. cit., p. 10.

2318.

Lettre de Mgr François CHARRIÈRE à Edmond Ganter, 23 février 1956. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Courrier 45-56.