3. L'ÉPINEUX PROBLÈME DES BIENS INCAMÉRÉS

Lors de ce nouveau conflit entre le Parti et le Courrier, un vieux problème resurgit : la question d'une compensation de l'Etat pour les Biens incamérés lors du Kulturkampf, problème qui avait contraint Mgr Petite, ancien vicaire général, à démissionner. Emile Dupont ayant signalé que des tractations étaient en cours au sein du Conseil d'Etat pour une compensation partielle, Leyvraz et Ganter donnent à l'évêque un avis mitigé : tout en reconnaissant que les catholiques de Genève ‘"éprouveraient un vif plaisir à l'accomplissement de cet acte de justice"’, ils ne voient dans cette question - remise sur le tapis chaque fois qu'une tension se produit au sein de l'Entente nationale - qu'un ‘"moyen de pression habilement utilisé par les initiés radicaux pour consolider l'Entente nationale et s'assurer la collaboration disciplinée du parti2319"’. Les deux hommes craignent que de tels accords soient profitables à certains milieux souhaitant ‘"relancer le spectre des luttes confessionnelles2320"’ et provoquent une campagne analogue à celle qu'avait dû subir Petite; dès lors, les catholiques seraient placés dans une position délicate. Dans sa lettre du 14 février, Leyvraz aborde ce fait en déclarant à Charrière :

‘"Il est de nouveau question de l' "incamération", et je sais qu'on me reproche de compromettre les tractations de ce côté-là. Depuis que je suis au Courrier, c'est un morceau de sucre que les radicaux nous mettent sous le nez, et qui chaque fois se fait plus petit, sans que nous puissions jamais l'attraper. Au moment des élections, M. Dupont m'avait fait entrevoir un règlement rapide de cette affaire pour me faire "avaler" la majorité radicale. Je ne l'ai pas avalée. Personnellement, je ne crois pas qu'on puisse faire entériner par le Grand Conseil l'arrangement prévu. Nous risquons en tout cas un dangereux débat pour une minime indemnité. Je puis naturellement me tromper, et je le souhaite. Mais en tout état de cause, je crains que les radicaux ne se servent de cette affaire pour nous lier plus étroitement à leur politique, qui se heurte dans nos milieux à des résistances de plus en plus accusées. Depuis le départ de M. Pugin, le Parti me paraît prendre une orientation dangereuse pour son avenir et son équilibre. Les réactions que je reçois ici, et de multiples côtés, sont significatives à ce sujet. Le slogan "les patrons défendent mieux les ouvriers que les ouvriers eux-mêmes" me paraît conduire à une scission. L'idée dangereuse et funeste d'un "parti ouvrier chrétien" hante déjà quelques esprits. Le torchon brûle entre les Syndicats chrétiens et le Parti. Ma tâche ici devient de plus en plus difficile, car je dois tenir compte des réactions de tous les milieux et non pas seulement d'une équipe du Parti liée surtout aux organisations patronales. D'autre part, ce n'est là qu'une minime partie de mes soucis2321 ."’

Revenant vraisemblablement soit sur la question de l'incamération, soit sur celle des conseils d'administration, Mgr Charrière écrit :

‘"Je réponds volontiers à votre lettre du 14 février. Comme je vous l'ai dit au téléphone, je m'occupe de cette affaire et je prends bien soin de m'informer d'une manière objective en écoutant, comme on dit, les deux sons de cloche. Pour éviter cependant que les difficultés ne s'aggravent, j'ose vous demander en toute simplicité de ne plus toucher, pour le moment et jusqu'à ce que j'aie pu achever mon information, au problème délicat qui a fait l'objet de votre lettre et de votre téléphone. Vous savez assez dans quelle estime je vous tiens et quelle affection j'ai pour vous pour que vous puissiez être certain que je ne prendrai aucune décision sans que nous ayons pu en confiance nous expliquer les deux. Je ferai de mon côté tout mon possible pour ne pas laisser traîner cette affaire2322."’

Retour de Leyvraz : ‘"Je vous remercie de votre envoi et de vos lignes affectueuses. Je n'ai pas répondu à votre précédente lettre : il allait de soi que je déférais de tout coeur à votre demande. Je connais trop vos difficultés pour ne pas m'efforcer de n'y point ajouter. M. Ganter m'a transmis votre lettre, qui est claire et décisive pour le statut du Courrier. (...) L'atmosphère est ici à la détente, entre le Parti et Le Courrier. Je verrai prochainement M. Maître et nous nous expliquerons gentiment. Mais je garde bien des inquiétudes pour l'avenir et l'équilibre du Parti. Il faudra à la nouvelle équipe plus d'esprit social et de souplesse pour éviter de graves dégâts, du côté populaire où la confiance est très atteinte, non seulement à l'égard du Parti, mais à celui de l'Entente nationale. L'affaire des conseils d'administration est un "test". Si l'on ne trouve pas une formule pour arrêter le glissement vers la confusion des affaires privées et des charges publiques, la défiance s'accroîtra. D'après mes renseignements, il se prépare ici un mouvement "poujadiste"2323 qui pourrait nous réserver des surprises. D'autre part, la nouvelle orientation communiste, dont je parle dans mon article de ce matin, aura ses répercussions en Suisse à plus ou moins longue échéance. Pour peu que nous ayons quelques difficultés économiques, notre horizon s'assombrira de nouveau. Ce n'est pas un bon système que de vivre à la petite semaine, sans rien prévoir. Le détachement de nos jeunes, même catholiques, à l'égard de la politique, est quasi général, et c'est une dangereuse hypothèque pour l'avenir. Si nous ne parvenons pas à réveiller la "mystique" démocratique à l'encontre d'une politique matérialiste et fléchissante, nous perdrons tout contact avec les générations nouvelles et la relève ne se fera pas. Car la politique actuelle n'intéresse que des clientèles électorales de plus en plus restreintes. Sans revenir sur la question des conseils, j'aimerais pouvoir reprendre ce thème général. Mais je ne le ferai pas avant que vous me fassiez signe2324."’ Il est vraisemblable que l'évêque conseillera, une nouvelle fois, au rédacteur en chef d'être prudent, puisqu'aucun des éditos suivants ne réabordera - disons, de manière ouverte - ces questions. A nouveau, il faut relever que Leyvraz veut faire partager à l'évêque son analyse de la situation genevoise afin de faire mieux comprendre ses luttes.

Notes
2319.

Edmond GANTER. Rapport confidentiel du 22 février 1956, op. cit., p. 11.

2320.

Edmond GANTER. Rapport confidentiel du 22 février 1956, op. cit., p. 11.

2321.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr François Charrière, 14 février 1956, op. cit.

2322.

Lettre de Mgr François CHARRIÈRE à René Leyvraz, 20 février 1956. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Courrier 45-56.

2323.

Dans deux de ses éditos (1er février 1955 : "Que penser de Poujade ?", 5 janvier 1956 : "Le phénomène Poujade"), Leyvraz estime que le système de Poujade, qui appelle les classes moyennes à se battre contre l'étatisme et la révolution, ne doit pas être pris à la légère. Il salue cet homme d'action tout en lui reprochant d'être plus critique que constructif.

2324.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr François Charrière, 28 février 1956. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Courrier 45-56.