Mais un article du rédacteur en chef du Courrier ouvrira une nouvelle fois, deux ans plus tard, un vaste débat au sein du Bureau Directeur du Parti. Sous le titre "Un dur engagement", Leyvraz ose écrire :
‘"Je veux parler de l'engagement du chrétien au service de la Cité, de l'engagement politique. Au seul mot de "politique", les écluses du mépris s'ouvrent largement. Mensonge, fumisterie, bluff, fraude, compromis, corruption, bourbier, foire d'empoigne, et j'en passe ... D'où vient ce mépris ? La politique apparaît d'abord comme un vaste carrefour d'intérêts, d'ambitions, d'appétits, de vanités. Elle l'est réellement parce que, sous n'importe quel régime, la possession du pouvoir assure le contrôle d'intérêts considérables : honneurs, places, prébendes, commandes, etc. L'Etat moderne, avec ses prérogatives qui s'étendent, son administration de plus en plus puissante, est une source d'avantages âprement disputés. Vache à lait, dit le peuple, ou fromage, ou matole2325 ... Mais d'autre part, la politique est aussi un carrefour de valeurs idéales : patrie, bien commun, service public, éducation et instruction, justice sociale, équité économique, soutien des faibles et des déshérités, etc. Or le souci des valeurs, des idées, en ce temps de matérialisme pratique, est de plus en plus éclipsé par le poids des intérêts. Le peuple accuse les partis, les hommes politiques, en période d'élections surtout, d'afficher des idéals, des valeurs, des doctrines auxquels ils ne croient pas réellement, qui servent de simple couverture aux intérêts, aux ambitions qui sont leurs véritables mobiles. Si je disais qu'il n'y a rien de vrai là-dedans, personne ne me croirait : les faits parlent trop haut, il n'est que trop vrai que notre politique se "déspiritualise", tend à s'enliser dans la cuisine des intérêts matériels."’Après avoir prié ses lecteurs de se demander si chacun n'était pas responsable ‘"du déséquilibre et des équivoques qu'il dénonce dans la pratique actuelle de la politique"’, et après avoir quand même admis que, pour beaucoup d'hommes politiques en charge, ‘"la carrière n'est pas si fleurie que nous l'imaginons, qu'ils portent un fardeau très lourd, souvent épuisant, de soucis, de responsabilité"’ , Leyvraz poursuit : ‘"Il n'en reste pas moins que l'assainissement, la purification de la politique et sa revalorisation aux yeux du peuple, sont des tâches urgentes du temps présent. (...) En réalité, l'engagement politique est l'un des plus durs, des plus difficiles qui soient. Il exige, de notre part, la création d'élites profondément, solidement formées. On ne s'en rend pas assez compte dans nos milieux où trop souvent cette formation est négligée, où le recrutement des cadres est trop laissé au hasard des ambitions et des vanités. Il ne suffit pas qu'un homme se présente avec quelque facilité oratoire, quelque habileté, quelque compétence même, pour qu'on puisse faire de lui un dirigeant politique valable dans le cadre d'un parti d'inspiration chrétienne2326."’ Voilà vraisemblablement un coup de griffes donné aux avocats du Parti ... Faisant un parallèle avec les milieux protestants qui se soucient beaucoup de la formation dans tous leurs mouvements, Leyvraz conclut : ‘"(...) nous avons une tendance funeste à nous assoupir, à perdre l'avance incontestable que nous avions dans ce domaine il y a un quart de siècle. Nous devons nous ressaisir : de grandes tâches nous attendent pour l'expansion du vrai civisme chrétien dans nos républiques2327 !"’ Ainsi, la nouvelle orientation du Parti est vivement décriée par le rédacteur derrière les propos duquel on sent une énorme déception; Leyvraz considère les responsables politiques du Parti indépendant et chrétien-social comme une équipe ambitieuse et matérialiste qui n'a plus aucun lien avec le militantisme de jadis.
Matole, mot genevois qui désigne la motte de beurre.
"Un dur engagement". Le Courrier, 14 janvier 1958.
Ibid.