Lundi soir 20 janvier 1958, dans les locaux du Parti, le Comité directeur siège sous la présidence de l'avocat Yves Maître qui propose, comme sujet de discussion, l'article de Leyvraz qu'il lit, en soulignant ‘"les phrases qui lui paraissent devoir faire l'objet des critiques2328"’, d'autant plus que cet édito a suscité diverses réactions. ‘"Le problème posé est celui-ci : Est-il exact que les dirigeants du Parti n'ont pas une formation de base suffisante ? M. Maître pense que cela n'est pas. Il estime que les dirigeants du Parti font preuve d'un grand désintéressement et n'ont jamais négligé la doctrine. [Il] se déclare très perplexe du fait de cet article et déplore qu'on ne puisse compter sur une meilleure collaboration de la part de M. Leyvraz et du Courrier. Il demande aux membres du Bureau Directeur si une prise de position du Parti est opportune."’ Un tour de table commence au cours duquel les avis suivants sont énoncés :
Pourquoi ne pas organiser une entrevue avec Leyvraz ?
L'article du rédacteur en chef souligne une certaine déficience du Parti, et une telle analyse risque d'avoir un effet fâcheux sur les lecteurs. Lorsque Leyvraz a rédigé son édito, visait-il certaines personnes en particulier ?
Il est regrettable que Le Courrier ne tienne pas assez compte de la solidarité qui doit exister entre la politique et l'Action catholique. A lire ce quotidien, on pourrait penser que seul le mouvement de l'abbé Savoy et ses représentants sont habilités à faire de l'action sociale véritable; or, celle-ci - qui touche de multiples domaines - ne saurait être ramenée uniquement à un problème d'action syndicale.
L'édito de Leyvraz pourrait être considéré comme une sorte d'examen de con-science ou un rappel pour tous ceux qui militent dans le temporel; il faut reconnaître qu'il y a un affaiblissement général de la pensée politique dans toute la Suisse.
Cet article n'est pas fait d'allusions mais d'affirmations qui tendent à faire croire que le Parti est envahi d'arrivistes, comme tous ceux qui font de la politique; s'il est, bien entendu, nécessaire de parfaire notre formation de base, il faut tout de même savoir dépasser les simples considérations théoriques.
Leyvraz est, comme Mauriac, un pessimiste. "C'est toujours à la dernière page qu'un vague rayon de spiritualité intervient comme un happy end". Cet article est certainement dirigé contre les éléments directeurs du Parti. Dès lors, Leyvraz devient "définitivement inabordable". On peut citer d'autres articles du rédacteur, par exemple sur le problème du communisme, dans lesquels se manifestent le pessimisme et le défaitisme les plus débridés. "Le sentiment de la pourriture générale dans la vie politique est absolument exagéré. Tout contact avec M. Leyvraz est inutile, il serait interprété comme une pression politique sur la liberté d'un journaliste." Pourquoi Leyvraz ne brosse-t-il pas, avec autant de réalisme, un tableau de la vie catholique où "le scandale foisonne ? Or, personne n'a jamais parlé de l'Eglise de cette manière-là. Pour ce qui est de la doctrine de l'abbé Savoy, (...) la sociologie chrétienne est dépassée, le problème est celui d'une économie chrétienne".
Une délégation officielle du Parti devrait rencontrer Leyvraz, pour que le Courrier accepte d'insérer des articles de militants, afin de faire connaître le Parti sous un autre jour.
"Après tout ce qu'on a dit sur M. Leyvraz, on devrait avoir la franchise d'aller le lui dire."
"Leyvraz ignore la vertu chrétienne de l'espérance." Plutôt qu'une intervention officielle, une démarche faite par un ou deux de ses amis serait préférable.
Pour ne plus être "fustigés par les prophètes", il serait souhaitable d'approfondir la doctrine.
Au terme de cet échange, la majorité du Comité directeur se prononce contre une intervention officielle du Parti auprès du journaliste.
Vraisemblablement mis au courant du litige, Charrière tente de ramener la concorde en écrivant à Leyvraz :
‘"Faites aussi plus confiance aux catholiques qui sont aux responsabilités dans le monde politique. Je ne prétends pas que ces Messieurs ne puissent commettre des erreurs, nous en sommes tous capables. Mais il y a un minimum de confiance et de collaboration que nous devons assurer. Or Le Courrier n'en a pas toujours donné l'exemple à l'égard de M. Dupont, de M. Cottier, de M. Maître. Il s'est passé là des choses que j'ai beaucoup regrettées et que je ne puis admettre, pas seulement chez vous, mais chez bien d'autres collaborateurs du Courrier qui sont sous votre responsabilité. Je reste fidèle à l'idéal que j'ai servi et pour lequel j'ai fait, vous le savez, de très gros sacrifices; mais j'estime que nous devons collaborer tous, tout en maintenant, bien sûr, fermement l'indépendance de l'Eglise et l'indépendance du journal catholique. Mais le journal catholique dépend de l'évêque dont il met en cause la responsabilité et l'évêque vous dit aujourd'hui : Prenez garde, on cherche à nous diviser, à diviser les catholiques. Nous pouvons avoir, chacun pour notre compte, des préférences sur un point ou un autre, mais lorsque nous écrivons dans un journal catholique, nous devons penser que nous engageons le point de vue de l'Eglise et ce point de vue ne peut pas être toujours exactement le même que celui que nous aurions à titre purement individuel. La cause de l'Eglise ne coïncide pas avec celle de nos préférences personnelles2329." ’Malgré cet appel à la prudence, une analyse de Leyvraz, consacrée au discours du Conseiller fédéral Lepori, le 9 novembre 1958, devant l'assemblée des délégués du parti conservateur chrétien-social suisse (auquel le parti indépendant chrétien-social genevois est rattaché) va remettre le feu aux poudres. Dans un premier temps, l'éditorialiste qualifie de clairvoyant, de courageux et d'historique le discours de cet homme politique qui a affirmé rejeter tout cléricalisme politique, toute hégémonie spirituelle, philosophique, idéologique, ainsi que le concept de "tolérance"; Lepori estime en effet que ce dernier mot est aujourd'hui dépassé et qu'il doit être remplacé par une collaboration des diverses confessions, sur le plan civique, afin d'arriver au pluralisme, donnée fondamentale de la société moderne. Le rêve du Conseiller fédéral est de constituer un nouveau parti d'inspiration chrétienne large. D'un certain point de vue, Leyvraz soutient l'idée d'une adaptation aux exigences actuelles puisqu'après avoir évoqué les luttes du catholicisme genevois durant le Kulturkampf, il déclare :
‘"J'ai vécu, à Genève, entre 1923 et 1930, les derniers sursauts de ce mouvement politique protestataire, qui s'incarnait alors dans le "père Gottret" et son équipe. Le temps a passé, qui use toutes choses, et nous voyons aujourd'hui que cet état d'esprit, honorable en lui-même, n'a plus aucune résonance dans les nouvelles générations. (...) Notre temps exige des dispositions nouvelles, et M. Lepori l'a clairement signifié. La tradition catholique-conservatrice - c'est-à-dire le confessionnalisme politique - est nettement dépassée. Problèmes nouveaux, solutions nouvelles ! C'est vers la collaboration civique de tous les chrétiens qu'il faut résolument s'orienter2330 ."’Mais, après avoir semblé appuyer l'orientation que Lepori souhaite donner au Parti, l'éditorialiste, dans un nouvel article qui paraît deux jours plus tard, exprime cette fois des craintes, celles que ce nouveau parti ne regroupe plus que des bourgeois : les ‘"valeurs communes aux deux confessions - qui se résument dans la foi en Dieu, au Christ Rédempteur, aux mêmes Commandements et aux mêmes Béatitudes - requièrent un civisme chrétien authentique, et non point un compromis bâtard d'intérêts et d'opportunisme. La situation politique actuelle de la Suisse autorise des craintes à ce sujet. Qu'on le veuille ou non, le Parti conservateur chrétien-social est un parti presque exclusivement "bourgeois". L'Eglise a perdu la classe ouvrière. Pie XI l'a dit. D'autre part, les éléments protestants susceptibles de répondre à l'appel de M. Lepori risquent bien d'être avant tout des éléments "bourgeois". La fusion de ces deux courants peut donner un nouveau parti "bourgeois" où les valeurs chrétiennes seraient en devanture bien plus qu'elles ne pénétreraient dans les faits. Si le parti d'inspiration et d'unité chrétienne envisagé par M. Lepori n'était qu'une variante du parti radical, il ne vaudrait pas la peine de s'en mêler2331"’. Ainsi, après avoir d'abord applaudi au discours théorique du magistrat, Leyvraz montre maintenant le danger qu'il perçoit à la concrétisation de ce projet; un afflux de la bourgeoisie mettrait un terme à la tendance chrétienne-sociale du Parti : ‘"La puissance et la force [de la classe ouvrière] seraient loin d'être assez fortes dans le parti projeté. Il y faudrait suppléer en mettant un accent énergique sur la mission sociale du christianisme, et non pas seulement en paroles mais dans les faits. (...) Si le nouveau parti d'inspiration chrétienne ne se haussait résolument au-dessus [des seuls intérêts matériels des politiciens], il serait d'avance stérilisé et ne jouerait aucun rôle pour la régénération du pays."’ La critique se fait sévère : celui qui ne comprend pas qu'un parti d'inspiration chrétienne doit faire place aux luttes, aux préoccupations, aux aspirations matérielles et morales des ouvriers, ‘"n'entend rien aux exigences du civisme chrétien. Rien ne lui servira donc de s'agiter pour un nouveau parti : qu'il participe à la cuisine courante ou qu'il aille se coucher2332".’
En tout cas, les choses sont claires : même s'il évoque ici l'ensemble du parti conservateur de Suisse, Leyvraz en veut de plus en plus à la nouvelle ligne empruntée par le Parti genevois. C'est vraisemblablement cette analyse grinçante qui pousse le Comité directeur à décider de porter à l'ordre du jour de sa prochaine séance le point suivant : "Les articles de M. Leyvraz." Et on peut lire dans le procès-verbal de la séance du 1er décembre :
‘"M. Ruffieux donne lecture de la lettre de M. René Leyvraz du 25 novembre2333 et donne la parole à M. Yves Maître lequel formule diverses critiques relatives aux articles parus sous la plume du rédacteur en chef du Courrier. Après une intervention de M. Edmond Ganter, de nombreux membres du Bureau Directeur interviennent dans la discussion. Il est finalement décidé que le Bureau Directeur se réunira le mardi 16 ct pour débattre du problème. M. René Leyvraz sera invité à participer aux débats2334."’Le 16 décembre, en ouverture de la rencontre agendée avec le journaliste, c'est un véritable discours que fait le président du Parti2335 :
‘"Messieurs, En votre nom, je salue cordialement la présence de Monsieur René Leyvraz. Je forme le voeu que le débat de ce soir serve utilement la cause que nous servons, chacun sur notre plan, la cause de la Cité chrétienne. Je remercie M. Leyvraz d'avoir souhaité et accepté cette rencontre. Comme président du Parti et conscient de mes responsabilités, je me dois de situer le débat et de dire à M. Leyvraz quelles sont nos préoccupations suite à ses articles du Courrier. D'emblée, je préciserai que nous comprenons tous la position catholique du Courrier et le fait qu'il ne peut faire ou servir la politique d'un Parti, même le nôtre. Pourtant, M. Leyvraz, vous qui êtes des nôtres, qui avez été un militant et un élu du Parti, vous ne pouvez, ni ne devez nous rendre la tâche plus ardue. Vous le savez, et je l'affirme hautement, nous nous efforçons, jour après jour, malgré nos faiblesses humaines et notre rang de parti minoritaire, de faire pénétrer nos idées et notre programme dans la réalité. Hommes de milieux divers, nous travaillons la main dans la main à proposer des solutions tenant compte du bien commun. Vous savez bien que cela ne va pas tout seul. De part et d'autre, des efforts de compréhension sont possibles grâce à l'idéal commun et, disons-le aussi, à l'amitié qui nous unit et à la confiance réciproque. Depuis plus de dix ans que j'occupe des responsabilités dans le Parti, je puis vous affirmer n'avoir jamais vécu d'autre climat. On pourra peut-être me taxer de naïf ? Les faits sont là pour prouver le contraire. De belles choses ont été réalisées sur le plan social et notre Parti marque une nette avance à chaque consultation.Dans une lettre adressée à Charrière une semaine plus tard, Leyvraz commente : ‘"J'ai eu récemment un contact excellent avec le Bureau directeur du Parti, spécialement avec M. Emile Dupont. Les nuages sont dissipés de ce côté-là. Cela fait au moins une éclaircie dans ce ciel si lourd2337 !"’ Les choses vont effectivement s'arranger puisqu'un an plus tard, Leyvraz enverra ces lignes à Me Pierre Oederlin (un avocat !), nouveau secrétaire général du Parti : ‘"M. Ganter m'a communiqué pour réponse la lettre que vous avez bien voulu lui faire parvenir à propos d'une collaboration plus étroite entre le Parti et notre journal. Je tiens à vous remercier vivement de l'esprit qui anime cette lettre. Vous n'ignorez pas que, depuis de longues années et surtout sous la présidence de M. Maître, il était bien vu de critiquer le Courrier au sein des instances supérieures du parti, malgré l'effort considérable qu'il faisait à la veille de chaque élection. Je suis heureux de constater qu'un climat de meilleure compréhension succède à cette atmosphère regrettable. La parution d'une page hebdomadaire consacrée aux activités du Parti est impossible pour des raisons techniques. Nous ne pouvons même pas publier une page d'Action catholique. Par contre, la rubrique du Parti est exclusivement réservée à des communiqués et des comptes rendus. A mon avis, elle pourrait aussi contenir des articles pas trop longs (au maximum 1/2 col) qui, publiés deux ou trois fois par semaine, constitueraient une propagande efficace. Comme vous le savez, le Courrier n'est pas un organe politique. Il ne doit à aucun prix créer dans l'esprit de ses lecteurs une confusion à ce sujet. Par contre, dans des limites normales, il est prêt à rendre service à un parti d'inspiration chrétienne2338."’ Parallèlement, le regard porté par Leyvraz sur Emile Dupont deviendra plus positif, surtout lorsque ce Conseiller d'Etat dénoncera fortement la spéculation et les hausses de loyer abusives, déclaration que le journaliste qualifiera de "capitale2339".
Enfin, le regret exprimé par Leyvraz au sujet d'un manque de formation sera entendu puisqu'en février-mars 1960, un cours de formation est organisé sur les thèmes suivants : Histoire du Parti; Le communisme; Le pouvoir judiciaire; Pourquoi un parti chrétien-social ? L'idée de créer une "modeste bibliothèque de formation" est lancée, contenant, entre autres, sur les conseils de Leyvraz, le Code social de Malines; le code de morale politique, Le drame du siècle du P. Lebret. En mai, la Commission des droits civiques de la femme organise un véritable cours de formation pour militants, destiné non seulement aux femmes "mais à tous ceux que cela intéresse2340". Le 5 juin, Leyvraz donne une conférence intitulée "La politique et les jeunes", à la Jeunesse du Parti. En octobre, un premier cycle de conférences/sessions de travail sur deux mois est proposé, pour "parfaire la formation civique des électrices et électeurs". Lorsqu'on étudie le nombre de participants à ces rencontres, on constate que le succès de Leyvraz est toujours d'actualité, malgré ce que peuvent en penser certains :
10.10 : L'organisation politique du pays; orateur : Fernand Cottier; 93 participants.
17.10 : Histoire politique de Genève; orateur : Edmond Ganter, 110 participants.
24.10 : Le chrétien et la politique, orateur : René Leyvraz; 150 participants.
31.10 : La doctrine du Parti; orateur : Francis Laurencet; 90 participants2341.
Procès-verbal de la séance du Comité directeur du 20 janvier 1958. Archives du parti indépendant chrétien-social, Genève.
Lettre de Mgr François CHARRIÈRE à René Leyvraz, 27 janvier 1958. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Xl Co 17.
"Un discours capital de M. Lepori". Le Courrier, 13 novembre 1958.
"Les conditions d'un civisme chrétien". Le Courrier, 15-16 novembre 1958.
Ibid.
Nous n'avons trouvé aucune trace de cette lettre et ignorons donc de quoi elle traite.
Procès-verbal de la séance du Bureau Directeur du parti indépendant chrétien-social, 1er décembre 1958. Archives du Parti, Genève.
Le document dont nous disposons ne comporte aucune signature. Mais comme l'orateur dit parler en tant que "président du parti", nous pensons qu'il s'agit certainement d'André Ruffieux qui occupe ce poste depuis cette année-là.
Déclaration non signée faite lors de la séance du Bureau directeur du Parti, le 16 décembre 1958. Archives du parti indépendant chrétien-social, Genève.
Lettre de René LEYVRAZ à Mgr François Charrière, 21 décembre 1958. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Xl Co 17.
Lettre de René LEYVRAZ à Pierre Oederlin, 4 novembre 1959. Archives du parti indépendant chrétien-social, Genève.
"Spéculations et loyers : Une déclaration capitale". Le Courrier, 24 novembre 1959; De fait, Emile Dupont fera du problème du logement une de ses priorités en instituant des lois permettant l'aide financière de l'Etat à la construction de logements à loyers modérés.
Procès-verbal de la Commission des droits civiques de la femme, 4 mai 1960. Archives du parti indépendant chrétien-social, Genève.
Eléments indiqués dans 2 documents retrouvés aux Archives du Parti, à Genève : 1) 1960 : Cours de formation. 2) Circulaire de sept. 1960, invitant à participer aux conférences d'octobre.