Sans doute à la secrète satisfaction de Leyvraz, les bonnes relations qui s'étaient instaurées entre certains responsables du Parti et les radicaux vont connaître quelques turbulences au cours des élections cantonales d'automne 1961. En effet, curieusement (puisqu'il avait été dit clairement que l'Eglise n'intervenait pas dans la vie politique), un appel de Mgr Charrière, invitant chaque catholique de Genève à s'interroger et à réfléchir ‘"aux conséquences de ses actes, aux exigences de sa conscience"’, éveille l'irritation dans les rangs radicaux et prouve que les tensions confessionnelles genevoises demeurent bien vivaces. En effet, l'évêque a déclaré à ses ouailles :
‘"Votre devoir est d'élire des hommes et des femmes qui se dirigeront suivant les principes chrétiens, qui travailleront à l'élaboration de lois toujours plus imprégnées de justice, d'équité, de respect pour toutes les valeurs morales2342".’Serge Balland, secrétaire du parti radical genevois, envoie alors une lettre ouverte à Charrière, publiée dans toute la presse du canton : ‘"Monseigneur, Le dimanche 29 octobre 1961 les curés des paroisses catholiques-romaines du canton de Genève ont lu votre appel, en chaire, à propos des prochaines élections. Cet appel a en outre été publié dans les principaux quotidiens genevois. Sans attaquer le principe de votre intervention, les catholiques radicaux regrettent qu'il crée à la veille des élections cantonales une équivoque par l'emploi du terme "principe chrétien". En effet, le parti chrétien-social genevois, dont les militants se recrutent essentiellement parmi les citoyens catholiques-romains, peut sembler détenir le monopole des principes chrétiens, ce que nous contestons. Il est particulièrement pénible aux radicaux de confession catholique de voir leur pasteur créer, sans soute (sic) involontairement, de semblables ambiguïtés, au moment où plus que jamais la défense de la cité terrestre exige le rassemblement de toutes les bonnes volontés quelque (sic) soit leur appartenance confessionnelle. C'est dans ces sentiments qu'ils vous prient de daigner accepter, Monseigneur, l'assurance de leur fidélité2343."’ Dans la pertinente analyse de cette lettre ouverte, le Journal de Genève écrit :
‘"(...) cette réaction radicale démontre que dans l'équilibre confessionnel fragile qui est celui de Genève, toute intervention directe de l'Eglise dans le mécanisme politique est interprétée comme une tentative de rompre la trêve. L'équivoque n'est pas dans le texte de Mgr Charrière. Elle est dans le fait que l'évêque de Lausanne, Fribourg et Genève (sic)2344 ne peut pas dire "chrétien" sans que l'on pense "catholique", et qu'à Genève "politique" plus "catholique" égale "indépendant chrétien-social". Nous avons de bonnes raisons de savoir qu'il y a dans d'autres partis de bons catholiques qui font leurs devoirs de citoyens et de chrétiens. Mais il n'y a qu'un parti dont le recrutement se fasse aussi systématiquement sur la base de la confession. Là est l'origine de l'équivoque. Il serait dangereux de n'en pas tenir compte2345".’Les résultats des élections suscitent la joie de Leyvraz : les radicaux ont pris une gifle magistrale en perdant ... dix sièges2346; dans son commentaire, l'éditorialiste impute à une division des radicaux la victoire des socialistes qui ont gagné cinq sièges : ‘"Il n'est pas douteux, d'ailleurs, que la gauche chrétienne-sociale y a contribué, et même un certain nombre d'électeurs libéraux"’. Face à l'effondrement du régime radical causé par les velléités de ce parti à détruire l'Entente, Leyvraz s'exclame : ‘"Nous l'avons prévu : il suffit de consulter la collection du Courrier de ces sept dernières années pour s'en convaincre2347."’ Eh oui !, la lutte du rédacteur en chef contre le radicalisme genevois ne s'est nullement estompée au cours des ans et ses prédictions ont fini par se réaliser ...
"Appel de Mgr CHARRIÈRE". Le Courrier, 31 octobre 1961.
Serge BALLAND. "Réaction radicale au message de Mgr Charrière". Journal de Genève, 4-5 novembre 1961.
Avant 1925, le diocèse avait pour appellation "Diocèse de Lausanne et Genève", modifiée dès 1925 en "Diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg".
"L'équivoque est ailleurs". Journal de Genève, 4-5 novembre 1961.
Les indépendants chrétiens-sociaux occupent 20 sièges (+1), les libéraux (anciennement na-tionaux-démocrates) 20 (+5), les radicaux 27 (-10); les socialistes 18 (+5); le parti du travail 14 (-1). Les résultats de l'élection du Conseil d'Etat sont encore plus frappants : les indépendants chrétiens-sociaux ont désormais 2 Conseillers (+1) : Emile Dupont et André Ruffieux; les libéraux 2 (+1), les radicaux 1 (-3); les socialistes 2 (+1).
"Quelques leçons des élections genevoises". Le Courrier, 5 décembre 1961.