III. LES PROBLÈMES DE L'ACTUALITÉ GENEVOISE

1. LE REGARD DE L'ÉDITORIALISTE

a) Plaidoyer pour la famille

Les articles de Leyvraz sont toujours lus avec autant de plaisir et d'attention par les abonnés du Courrier. Les éditos traitant de la morale ont un écho particulier et suscitent de nombreux échanges épistolaires avec un lectorat provenant souvent de milieux modestes qui, face à l'évolution des moeurs, se sent parfois démuni et vient se confier au journaliste. Dans une époque où de multiples sujets sont tabous, le langage ouvert et clair de Leyvraz permet à ses lecteurs d'être informés et guidés avec une fermeté très humaine dans des domaines qui les concernent vraiment, parce qu'ils abordent les problèmes liés à l'éducation, la famille, la sexualité et aux conditions sociales. Le rédacteur est lu autant par les personnes âgées que par les parents et - comme déjà relevé - les adolescents et les jeunes qui, parfois, découpent ses articles pour les conserver précieusement2348. Fréquemment, Leyvraz entre en débats avec plusieurs de ses lecteurs, lorsque les sujets - tels l'avortement et le droit à la vie - les touchent particulièrement; si la parole du journaliste s'inscrit toujours dans le sillage de l'enseignement de l'Eglise, celui-ci tient cependant à dire et redire qu'il n'est lui-même qu'un homme faible, simple messager des principes énoncés par l'Evangile qu'il a décidé de suivre :

‘"Je ne suis pas un hypocrite, je suis un pécheur. Souvent, à l'instar de l'Apôtre, je fais le mal que je condamne, je ne fais pas le bien que je veux2349. Mais je m'efforce, jour après jour. Je suis un pécheur en chemin, un piéton, un homme de la piétaille comme dit Péguy. Je vais, je bute, je tombe, souvent je pleure, je me relève, je reprends espoir. C'est notre commune vie, à nous chrétiens. Ce que je ne veux pas faire, c'est d'ériger ma faiblesse en loi, et de dire que le noir est blanc. Cela, c'est la fin de la montée humaine vers ce Dieu qui nous a créés, qui nous a rachetés par son Fils. Si rude que soit la route, c'est la route ...2350."’

La sauvegarde de la famille est restée une priorité des articles de Leyvraz qui, là encore, entend allier tradition et renouveau; pour l'appuyer dans ses affirmations, il cite souvent le poète Khalil Gibran, le philosophe Thibon, l'écrivain van den Bossch qui, dans son livre Demain l'homme, déclare : ‘"La première communauté qu'il est urgent d'établir, de réformer dans l'esprit de l'Evangile, c'est la famille. Cette oeuvre n'implique aucune spéculation technique et elle est l'oeuvre de tous2351."’ Dans un édito de l'immédiat après-guerre, Leyvraz s'était basé sur une étude du P. de Lestapis, parue dans l'Action populaire, et avait rappelé que ‘"la famille traditionnelle, même dans le milieu chrétien, a cruellement souffert (...) des influences désagrégeantes dont nous constatons partout les ravages"’. Il déclarait qu' ‘"on ne peut pas, aujourd'hui, revenir simplement à la famille traditionnelle, refaire en sens inverse le chemin parcouru. [En effet], l'autoritarisme marital, qui n'est plus animé par l'amour chrétien, provoque un violent courant de révolte et d'émancipation féminines, en partie justifié, en partie aberrant ... [Dès lors], l'autorité maritale et paternelle ne sera pas restaurée dans ses anciennes formes. Le renouveau familial exige une rechristianisation profonde, par l'amour de charité d'abord (...)2352".’

‘"De cet amour vrai découle, comme une autre valeur nouvelle, une foi plus grande dans les qualités de la femme. Considérée trop longtemps comme mineure ou subalterne, la femme ne recevait qu'une formation de seconde zone, qui la maintenait en état d'infériorité2353."’ Leyvraz remarquait que, dans les jeunes ménages, la mère n'était plus cantonnée à de strictes tâches ménagères et que l'homme était heureux de partager avec elle ses préoccupations professionnelles; comme l'écrivait le Père Lestapis, les époux entendaient ‘"s'épauler en tant que co-responsables de la civilisation, c'est-à-dire co-responsables des évolutions de la cité, politiques, sociales"’. Leyvraz voyait dans cette conception du foyer ‘"qui n'est pas traditionnelle au sens étroit du terme (...) un retour aux sources vraies de la Tradition. Car le christianisme, s'il établit avec force la hiérarchie familiale, affirme avec autant d'énergie l'égale dignité des époux, qu'un autoritarisme desséché, plus païen que chrétien, méconnaît. (...) Ainsi conçue, la famille nouvelle rayonnera plus profondément que la famille "traditionnelle" où les survivances païennes héritées de la Renaissance oblitèrent trop souvent le sens chrétien. Faisons tout notre possible pour approcher de cet idéal. Au milieu de la débâcle moderne, nos foyers unis et fraternels deviendront les centres de ralliement de la reconquête chrétienne2354" !’

En lien avec la famille, Leyvraz s'en prendra régulièrement à la décadence des moeurs, perceptible dans la "presse pourrie" à sensation ou dans ces films qui, tels La Dolce Vita, étalent le mal par l'image qu'ils donnent de la femme ou du mariage, acte que beaucoup ne considèrent plus comme indissoluble et qui fait du divorce une étape naturelle. En outre, le problème de la stérilisation, de la limitation des naissances et de l'avortement - ce "meurtre caché2355" légal à Genève - le préoccupe beaucoup dans cette époque où, dans le canton, le taux de natalité est particulièrement bas. Dans ses éditos sur la famille qui conservent un ton syndicaliste, Leyvraz a toujours dénoncé les conditions de vie dans lesquelles certaines d'entre elles sont plongées, parce qu'elles sont oubliées de la prospérité économique qui gagne Genève depuis la fin de la guerre : difficultés dans la recherche d'un logement2356, loyers en proie à la spéculation, surmenage des mères, menaces de chômage, salaires inadaptés au coût de la vie.

Notes
2348.

Lorsque nous avons commencé cette thèse, nous avons reçu tous les articles de Leyvraz qu'un lecteur du Courrier avait découpés et conservés soigneusement entre 1952 et 1966.

2349.

Cf. Rm 7,18-19.

2350.

"Lettre à un lecteur". Le Courrier, 4 juin 1952.

2351.

"Foyers détruits". Courrier de Genève, 8 octobre 1948.

2352.

"Famille traditionnelle et famille chrétienne". Le Courrier, 11 décembre 1948.

2353.

"La famille nouvelle". Le Courrier, 15 décembre 1948.

2354.

Ibid.

2355.

"Le meurtre caché". Le Courrier, 8 avril 1952.

2356.

Outre les articles de Leyvraz qui se penche souvent sur la crise du logement, les évêques suisses plaideront également dans leur lettre pastorale de septembre 1962, pour que les jeunes ménages aient un toit.