b) Plaidoyer pour les jeunes

Autre sujet de préoccupation constante dans les années cinquante, le drame de la détresse de tant d'adolescents poussés au suicide ou à la délinquance; ces "Enfants de l'Absurde", décrits par Paul van den Bossch que Leyvraz citera souvent, et qui, enfermés dans le "mal du siècle" passent de la frénésie à la tristesse. Des adolescents égarés sexuellement2357, aux prises avec une presse qui, en étalant au grand jour les photos attirantes du sex-appeal, signe la fin d'une civilisation; des jeunes exposés à la pensée existentialiste lancée par Jean-Paul Sartre, philosophe qui nourrit les oeuvres d'Henri Miller, "ce pornographe américain", dont la morne frénésie ‘"suinte le désespoir et débouche sur le Néant2358"’, et auquel Leyvraz s'en prenait fréquemment, particulièrement au sujet de son livre Tropiques. Une jeunesse affrontée à des familles désagrégées, démunie de formation spirituelle ou morale, montée contre la bourgeoisie, avide d'un renouvellement de la culture musicale et artistique, attirée et fascinée par la philosophie sartrienne : ‘"On en discute partout, on l'attaque partout. Entre deux bouffées de cigarette, entre deux danses, entre deux descentes à ski, on fait une profession de foi; le plus souvent, on rejette loin de soi, avec mépris, cette doctrine corrompue2359."’ Des adolescents aimantés par ces "assommoirs modernes2360" que sont les bars et les dancings qui pullulent dans les cités, bourbiers dans lesquels ils s'enfoncent.

Dès la fin de la guerre, Leyvraz s'est fait un véritable devoir d'attirer les jeunes vers d'autres chemins, de les mobiliser, de les encourager à emprunter la voie d'un sain renouveau qui leur permettra de donner sens à leur vie. Outre ses éditos, lus et appréciés par beaucoup de ces enfants désemparés parce qu'affrontés au nihilisme, le rédacteur a ouvert un dialogue avec des adolescents qui viennent lui soumettre leurs questions et leurs angoisses :

‘"Avant-hier soir, deux garçons de dix-sept ans sont entrés dans mon bureau : - Nous lisons le Courrier, nous suivons vos campagnes. Vous nous avez aidés à comprendre beaucoup de choses. Mais cela ne nous suffit plus : dites-nous ce qu'il faut faire ! Je ne saurais dire l'ardeur de cet appel, l'anxiété de ces clairs regards. Nous avons causé pendant une heure, dressant ensemble un plan de travail, et convenant de nous revoir dès qu'il en serait besoin. Deux hirondelles ... Sur tous les plans, nos groupements attendent des énergies nouvelles. Quand beaucoup de chrétiens demanderont ce qu'il faut faire, ce sera le retour des hirondelles. Le renouveau, le printemps ...2361.’

Leyvraz ne dresse jamais que des constats : s'il dénonce ce "signe d'aberration2362" qu'est la masturbation, s'il qualifie de "cancer" la montée à Genève de l'homosexualité touchant environ cinq mille personnes, s'il évoque des problèmes ou s'en prend à des perversions, c'est toujours pour appeler à l'entraide, à la responsabilisation. Contrairement aux regards jetés alors par de nombreux catholiques "bien-pensants" sur les "filles-mères" (et qui peuvent permettre de comprendre pourquoi tant de jeunes femmes sont "poussées" à avorter) l'éditorialiste considère d'un oeil bienveillant celles qui sont "tombées" et qui ont eu le courage de mener leur grossesse à terme. Retrouvant les accents qu'il prenait jadis dans La Voix des Jeunes, Leyvraz écrit :

‘ ‘"Soyons net là-dessus : La fille-mère a fauté, nul n'en doute, mais bien plus encore qu'à la femme adultère on doit lui appliquer la parole de Jésus : "Que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre2363"’ Or, je sais d'affreux sycophantes qui se figurent servir le Christ en faisant le vide autour d'elle et de son enfant, en la traitant comme une pestiférée. La bêtise le dispute à l'hypocrisie dans cette attitude. Un instant de réflexion - s'ils en étaient capables - suffirait à le prouver à ces rigoristes obtus. Si la fille-mère a fauté, elle accepte les conséquences de sa faute, et Dieu sait qu'elles sont assez dures, Tartufe, pour que tu n'y ajoutes pas le poids de ta censure ! Ne vois-tu donc pas ce qu'il y a de courage moral dans cette acceptation ? Et ne peux-tu pressentir que cette fille-là, peut-être, paie pour toi, pour toutes les intentions impures que tu n'as pas osé pousser jusqu'à l'acte mais qui empestent ton âme et lancent leurs émanations dans l'invisible ? Sais-tu bien si tu es même digne de rattacher le cordon de ses souliers, à cette pauvre petite qui va seulette par le monde avec son enfant sur les bras. Misérable ! cache ta face de vertuiste aigri, ferme ton caquet de moraliste sans entrailles ! Un instant de réflexion ... Ne vois-tu pas combien il lui eût été facile, à cette fille, si elle eût été tant soit peu "dessalée", de l'empêcher de venir, cet enfant, ou bien de le "faire passer", comme tant de fausses vierges qui la regardent de haut ? Ne vois-tu pas que pour avoir pris ce fardeau elle se montre bien moins impure que d'autres et combien plus vaillante ! Sans parler du joli monsieur qui s'est défilé ...2364."’

Notes
2357.

En automne 1954, Leyvraz donnera une causerie à la radio romande sur le thème de la pureté. Cet exposé sera repris dans "Le combat de la pureté". Le Courrier, 15 octobre 1954.

2358.

"Au bout de la nuit". Courrier de Genève, 19 avril 1947.

2359.

Jeanne HERSCH, philosophe. Citée par Anne-Françoise Praz in Mémoire du Siècle, du Réduit à l'ouverture, La Suisse de 1940 à 1949, op. cit., tome 5, p. 196.

2360.

"Les assommoirs modernes". Courrier de Genève, 22 juin 1947.

2361.

"A quand le renouveau ?". Courrier de Genève, 22 janvier 1948.

2362.

"Signes d'aberration". Le Courrier, 17-18 février 1951.

2363.

Cf. Jn 8,1-11

2364.

"Filles-mères". Le Courrier, 26 mars 1949.