c) Les rapports interconfessionnels

Leyvraz n'approuvera jamais le protestantisme libéral genevois dont la pensée dogmatique présente des traits apologétiques. La création - par les pasteurs genevois Marion et Werner - de Vigilance, bulletin d'informations "semi-confidentielles" sur le catholicisme, provoque une réaction du converti qui voit dans cet écrit, ‘"un bulletin de déformation : (...) Nous ne saurions, cela va de soi, faire aucun grief au protestantisme de défendre ses positions, ni même de s'efforcer de les améliorer par un actif prosélytisme. C'est là le jeu normal de l'émulation confessionnelle dans un pays mixte comme le nôtre. J'ajoute que cette émulation, dans les circonstances où nous sommes, peut avoir et a souvent d'excellents effets, tant qu'elle reste dans les limites d'une loyale compétition2365"’. Mais l'éditorialiste a reproché à cette feuille d'utiliser les méthodes de la polémique partisane ‘"par une "information" unilatérale et (...) des commentaires tendancieux"’ où la montée démographique du catholicisme est présentée "comme une sorte de complot anti-protestant !" Il a rappelé aux détracteurs de sa confession que l'arbre se juge à ses fruits2366 et que ce ‘"n'est pas en "débinant" le verger d'en face qu'on s'assure de belles récoltes. Et c'est un aveu de faiblesse que de "se poser en s'opposant" ..."’. Les pasteurs Marion et Werner feraient mieux de s'alarmer du ‘"glissement des chrétiens (...) vers l'indifférence, l'incrédulité, le matérialisme"’, au lieu de se livrer à un ‘"travail de déformation et de division (...) inopportun et malfaisant"’. L'éditorialiste a alors tenté de montrer combien des rapports interconfessionnels harmonieux peuvent être source de bienfaits :

‘"Je suis moi-même, non pas précisément un protestant converti au catholicisme, mais un protestant déchristianisé par le marxisme et qui a retrouvé le Christ dans l'Eglise catholique. J'ai gardé de nombreux et fraternels contacts avec des amis protestants. Je ne cherche pas à les "propagander" et ils font preuve à mon égard de la même discrétion. Nous parlons de ce qui nous est commun : ce sont de grands, d'émouvants trésors de prière et d'amour, et nous y tenons passionnément. Je ne puis vous dire à quel point je les aime, je les respecte. L'un d'entre eux est venu me voir il y a quelque temps, et m'a demandé : "Me permettez-vous de prier un instant avec vous ?" Nous nous sommes recueillis. Il a fait à voix basse une poignante prière. Nous étions tous deux si profondément étreints par le mystère de Dieu présent entre nous que nous nous sommes tus longtemps ensemble. Il regardait mon crucifix. Il me disait ses luttes, ses douleurs, ses joies, son espérance. Je lui parlais aussi des miennes. Nous nous sommes serré la main, il est parti. Puisse-t-il revenir souvent ... 2367".

Dans une réplique à cet article, le pasteur Marion (qui admettait que le débat confessionnel ne doit pas être "passionné") n'en reprochait pas moins à Leyvraz d'avoir embouché "la trompette sentimentale". Le journaliste acceptait la critique :

‘"Je n'irai point m'en défendre ! Contre toutes les rancoeurs confessionnelles, je ne cesserai de faire appel au sentiment chrétien qui doit nous rapprocher dans la recherche de ce qui peut nous unir comme dans l'étude sereine de ce qui nous sépare encore. Nous avons, les uns et les autres, beaucoup de chemin à faire sur cette "Route aplanie" aux horizons de laquelle, entre autres, deux grands noms chers à nos coeurs s'inscrivent en traits de lumière : Ernest Naville (*), Marius Besson .... Dieu me garde d'irriter jamais la blessure de notre division. Bientôt, j'irai reposer dans un petit cimetière de montagne où dorment les morts de mon village et de ma parenté, au flanc de la colline, à l'ombre des sapins. Dieu me garde de les offenser jamais dans mes propos, dans mes pensées, ces morts aimés à qui vont chaque soir mes prières, ces "frères séparés", frères avant tout ... Il leur est arrivé bien sûr de se gausser un brin, à la vaudoise, de telles cérémonies catholiques dont ils ignoraient le sens. Sans aigreur, avec cette finesse d'humour, cette délicatesse du coeur qui respecte les choses essentielles ... C'est là l'héritage de notre longue vie commune, traversée d'orages, mais qui s'élève sans cesse vers une meilleure compréhension, vers un plus juste débat. Gardons-nous de galvauder cet héritage. Notre vigilance a de meilleurs emplois que de soulever entre nous des suspicions ou des querelles. De toute part, la détresse du monde nous appelle. Nous n'avons pas trop de toutes nos forces d'amour et d'espérance pour y répondre2368 !"’

Peut-on en déduire que Leyvraz est à la pointe d'un oecuménisme encore timide à Genève ? Peut-être. Les bagarres confessionnelles sont alors encore vives, les sensibilités exacerbées; les jeunes filles - qu'elles soient catholiques ou protestantes - savent qu'elles ne devront, en aucun cas, épouser un homme de la confession opposée. Et les enfants des écoles se lancent fréquemment à la face de ces petites phrases qui démontrent que la paix confessionnelle n'est pas instaurée : "Les catholiques sont des bourriques" et "Les protestants sont des éléphants" ... Il faut quand même mentionner que Leyvraz entre fréquemment en débat contre le protestantisme libéral particulièrement (qui s'affronte lui-même avec la tendance barthiste2369 qui s'est développée dans la Cité de Calvin) et contre ceux qui attaquent le catholicisme2370, le Parti catholique2371 ou les papes2372; et encore contre ceux qui veulent le maintien de l'interdiction des Jésuites en Suisse2373. Mais il est indéniable que ses racines réformées et le long chemin parcouru depuis sa conversion l'amènent toujours plus à vouloir jeter un pont entre les deux confessions. Comment douter alors que ses articles n'engagent pas certains lecteurs sur le chemin de la réflexion ?

Notes
2365.

"A propos de Vigilance". Courrier de Genève. 24 avril 1947.

2366.

Mt 12,33.

2367.

"A propos de Vigilance". 24 avril 1947, op. cit.

2368.

"Encore "Vigilance". Courrier de Genève, 10 mai 1947.

2369.

Cf. par ex. LEYVRAZ. "J'ai pitié de cette foule". Le Courrier, 26 février 1957.

2370.

Cf. par ex. "Les maniaques du "péril catholique". Le Courrier, 2 mai 1957, dans lequel l'éditorialiste critique le livre de Frédéric Hoffet, L'Equivoque catholique.

2371.

Cf. par ex. "Le chrétien dans la Cité". Le Courrier, 3 novembre 1961, qui est une réponse au journal La Vie Protestante.

2372.

Cf. par ex. "L'Eglise veut la paix". Le Courrier, 10 janvier 1957, qui se veut une réponse au Pasteur Niemöller qui accuse le pape de bellicisme. Cf. aussi "Une nouvelle Escalade ?". Le Courrier, 20 novembre 58, qui s'en prend au journal Le Protestant et à sa hargne contre Pie XII et Jean XXIII.

2373.

Cf. par ex. "Pour la paix confessionnelle. Réponse à M. H.-L. Miéville". Le Courrier. 17 décembre 1955.