IV. TURBULENCES ENTRE LE RÉDACTEUR ET L'ÉVÊQUE

1. LE RÔLE DU RÉDACTEUR EN CHEF MIS EN CAUSE

Parallèlement aux tensions qui l'opposent au Parti, les relations de Leyvraz au sein du Courrier ne sont pas plus iréniques. Il l'a d'ailleurs fréquemment laissé entendre à Mgr Charrière lorsqu'il lui écrivait avoir encore bien d'autres soucis. En janvier 1958, dans une lettre à l'évêque, le rédacteur en chef se plaint de Trachsel qui, en renvoyant un collaborateur de l'imprimerie, a créé de la "gabegie" et empiété sur un domaine qui, estime-t-il, ne relevait pas de la compétence de l'administrateur. Comme par le passé, cette question va en amener une autre, celle des tâches dévolues à Leyvraz et à Trachsel.

Dans sa réponse2381, pour ce qui concerne le renvoi de l'ouvrier, Charrière déclare avoir mené une enquête et ne pas vouloir entrer dans les détails; il reproche à Leyvraz d'avoir présenté l'affaire "sous un jour qui n'est pas juste", le licenciement de cette personne étant bien du ressort de l'administrateur. Puisque le rédacteur en chef s'occupe d'un problème qui ne le regarde pas, pourquoi fait-il des difficultés lorsque Trachsel s'occupe de ce qui regarde la rédaction, à cause de certaines déficiences qui ont obligé celui-ci à intervenir ?

‘"Nous touchons ici un sujet fort délicat. Vous prenez volontiers vos décisions sans vous informer suffisamment. Vous refusez même de recevoir ceux qui aimeraient vous parler. Vous n'y mettez pas de mauvaises intentions, c'est vrai; mais c'est très dangereux. (...) si vous êtes si sûr de vous dans vos jugements, il y a des secteurs importants de la rédaction dont vous ne vous occupez pas assez, alors que vous devriez le faire comme rédacteur en chef. Non pas pour tout réaliser par vous-même, c'est impossible; mais pour susciter, coordonner les efforts, pour prévoir, en pleine collaboration avec la Rédaction et l'Administration. Ce que je dis de votre insuffisance comme rédacteur en chef ne m'empêche pas, bien au contraire, de reconnaître une fois de plus vos brillantes qualités de rédacteur. Combien de fois ne vous ai-je pas félicité par téléphone ou par écrit pour tel ou tel article. (...) Oui. Il faut le reconnaître, si vous trouvez que M. Trachsel se mêle trop de la rédaction, votre responsabilité dans ce fait est grande et il doit être possible de corriger cela, si vous prenez plus à coeur votre responsabilité de chef de la Rédaction.
Sans doute il y a des problèmes matériels et vous savez qu'ils sont graves; mais ces problèmes ne touchent pas à cette autre réalité qu'est le fait que vous n'êtes pas très à l'aise dans cette tâche de chef des autres rédacteurs. Ce n'est pas votre charisme. Je ne vous en fais pas un reproche et vous savez que nous tenons tous à vous garder, à vous entourer, à vous aider; mais alors ne faites pas de reproche non plus à ceux qui s'efforcent de contrebalancer ce qui manque chez vous. Il est manifeste pour moi, à ce propos, que c'est le démon qui cherche à nous diviser, à vous diviser d'avec M. Trachsel, à créer de nouveau au Courrier un malaise, alors qu'en réalité tout pourrait aller très bien. Faites donc confiance à M. Trachsel, dites-lui vos soucis, vos préoccupations, mais dans une atmosphère différente de celle d'aujourd'hui. Ne lui prêtez pas des intentions qu'il n'a pas. Vous me dites, dans votre lettre du 23 janvier : "Donnez-moi vos directives, je les suivrai scrupuleusement, comme il se doit". Je vous les donne, suivez-les en toute simplicité, mais généreusement. (...) Je souffre, cher Monsieur, bien plus que je ne puis le faire voir, en vous écrivant comme je le fais. Mais j'y suis contraint par la nécessité. J'y suis contraint pour le bien du journal, le bien du catholicisme à Genève et dans le diocèse. Sortez de ce climat de suspicion et de ce malaise que vous entretenez artificiellement en vous-même. Faites confiance à votre évêque qui vous a fait confiance à vous dans des circonstances que vous connaissez bien. Vous ne pouvez pas douter de sa bienveillance à votre égard. Voilà, cher Monsieur, la lettre que je dois vous écrire. Elle n'exclut pas que nous puissions plus tard entrer dans plus de détails; mais je ne le crois pas utile pour le moment. Demandez au Seigneur avec moi de nous éclairer tous, de vous soutenir, et acceptez que votre évêque prenne ses responsabilités envers le Courrier, puisqu'il les a prises jusqu'ici sous la forme que vous savez. Bien affectueusement2382."’

Les reproches adressés par Charrière au rédacteur en chef sont-ils mérités ? Un bref regard sur la manière dont ce dernier gère cette responsabilité peut être éclairant : Leyvraz laisse une grande liberté à l'équipe des journalistes, pourvu que ceux-ci respectent la ligne du journal, c'est-à-dire celle d'une fidélité absolue à l'Eglise et à son enseignement. C'est surtout cet aspect que Leyvraz prend au sérieux, puisqu'il relit seulement les articles de fond écrits par ses collaborateurs, avant leur publication. En outre, chaque semaine, il tient une réunion avec les rédacteurs, pour évoquer les problèmes courants, tels les cotes des films "mauvais" ou "réservés" qui doivent permettre aux lecteurs et à leurs enfants de fuir les films immoraux; ou encore pour veiller à ce que le Courrier refuse toute publicité pour ce genre de spectacle. La séance de rédaction est quelquefois émaillée de ces histoires vaudoises drôles que Leyvraz aime tant raconter; elle se déroule sous sa présidence, sous forme de discussions dans lesquelles il n'intervient nullement de manière dictatoriale, et où chacun peut s'exprimer. Parfois, bien sûr, sa colère explose ... Il crie, mais tout retombe bientôt dans un éclat de rire. L'équipe est particulièrement soudée; il n'y a pas de clans : ce sont des amis qui se retrouvent.

Malgré cette bonne ambiance, un problème demeure : Leyvraz se sent responsable de la vie globale du journal; dès lors, il se mêle aussi de l'administration et des problèmes touchant au personnel administratif ou oeuvrant à l'imprimerie. Et aussi de la gestion financière du journal au sujet de laquelle il refuse l'importance qui lui est donnée. Pour lui, le Courrier c'est d'abord une sorte de mission qui, en aucun cas, ne doit se trouver entravée par des questions d'argent. Troquer les colonnes d'un article contre de la publicité ou des cotes boursières lui est insupportable. Enfin, pour une raison qui se justifie pleinement si l'on considère la fonction qu'il occupe, Leyvraz tient à ce que tout ce qui touche à la rédaction ne dépende que de lui. Mais, malheureusement, il a conservé un horaire de montagnard, contraire à celui des journalistes : levé très tôt, il arrive à 7h.00 à la rue des Granges pour en repartir avant 18h. Il dispose ainsi de la tranquillité nécessaire pour écrire, comme un véritable exercice de calligraphie, ses éditos à la main. Avant de se pencher sur son papier, il a pris beaucoup de temps pour méditer son sujet né de l'actualité ou d'une lecture, pour le développer intérieurement, jusqu'à être parfois complètement absent de ce qui se passe autour de lui. En conséquence, son horaire de travail fait qu'il n'est pas présent à l'heure où les décisions doivent se prendre et, qu'en général, c'est l'équipe de nuit qui porte la responsabilité de devoir les trancher.

Leyvraz tarde à répondre à la lettre de l'évêque; d'une part pour cause de maladie, d'autre part, parce son père décède entre-temps, et également parce que, dans sa lettre, Charrière lui écrivait : "Je ne répondrai pas à qui voudrait continuer ce débat". Lorsqu'il prend sa plume le 9 avril, le journaliste signale à son interlocuteur qu'il a eu avec Trachsel ‘"un premier entretien tout à fait amical au terme duquel nous avons convenu de travailler la main dans la main pour le bien du Courrier, sans revenir sur ce qui nous a divisés. Depuis lors, à plusieurs reprises, je l'ai consulté sur ce qu'il convenait de faire en telle ou telle occurrence. Il en ira de même à l'avenir. Les ponts sont donc rétablis et les anciennes difficultés ne se reproduiront pas. Je ferai en sorte, pour ma part, que la pleine harmonie revienne, et j'ai trouvé M. Trachsel dans les mêmes dispositions"’. Puis Leyvraz s'explique sur son silence, dû à la phrase de l'évêque qui excluait ‘"ainsi toute explication (...) sur les nombreux et graves griefs que me faisait votre message. Or, bien qu'à deux reprises vous m'ayez annoncé votre visite, vous vous êtes prononcé sans m'avoir vu ni entendu personnellement. Je ne pouvais pas vous envoyer un simple accusé de réception. Je ne pouvais pas non plus donner un plein et sincère acquiescement aux griefs que vous me faisiez dans ces conditions. J'ai gardé le silence faute de pouvoir m'ouvrir à vous, et vous pouvez croire que je ne l'ai pas fait sans en souffrir profondément au cours des semaines de dépression et de maladie que j'ai traversées de la mi-février à fin mars. Nous avons manqué de contacts personnels. Au cours de ces trois dernières années, je ne vous ai vu que deux fois un quart d'heure, en présence de tiers, sans pouvoir rien vous dire de mes difficultés, de mes problèmes, de mes angoisses, qui ont été considérables. En outre, après notre long et confiant entretien de 1954, vous m'avez laissé ignorer qu'à votre avis je faisais fausse route vis-à-vis de M. Trachsel, et de ce fait les malentendus entre lui et moi se sont aggravés pendant ces trois années. J'ai fait acte d'obéissance en renouant avec M. Trachsel dans l'esprit que je vous ai dit au début. Je continuerai dans cette voie. En ce qui me concerne, comme vous même, j'ai fait constamment un effort pour que ces difficultés n'altèrent en rien les sentiments d'affection personnelle qui sont nés entre nous d'une longue et confiante collaboration. Je pense que l'orage est derrière nous, et que si quelques nuages subsistent, ils se dissiperont à coup sûr2383".’

En juillet, Leyvraz récrit à l'évêque : ‘"Pour ce qui concerne le conflit de cet hiver, je crois qu'il est imputable surtout à un défaut de contacts directs"’. Après avoir reconnu qu'il n'aurait pas dû intervenir dans l'affaire de l'employé renvoyé du Courrier par Trachsel, il poursuit : ‘"Quant à ma conception des rapports Direction-Rédaction-Administration dans le journal, je vous mentirais si je vous disais que j'en ai changé, et ce serait contraire à l'esprit de confiance que vous voulez rétablir, comme je le désire ardemment aussi2384."’

Notes
2381.

Lettre de Mgr François CHARRIÈRE à René Leyvraz, 27 janvier 1958. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Xl Co 17.

2382.

Lettre de Mgr François CHARRIÈRE à René Leyvraz, 27 janvier 1958, op. cit.

2383.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr François Charrière, 9 avril 1958. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Xl Co 17. Au haut de cette lettre, l'évêque a écrit de sa main : "Important !"

2384.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr François Charrière, 10 juillet 1958. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Xl Co 17.