2. L'ARMEMENT NUCLÉAIRE, POMME DE DISCORDE

Si Leyvraz semble s'être réconcilié pour l'instant avec l'administrateur du Courrier, un coup de tonnerre va cette fois créer une franche dissension avec l'évêque. En effet, la question de savoir si l'armée suisse doit se doter d'un armement atomique va fortement entamer la confiance existant encore entre Charrière et son rédacteur. On a vu avec quelle angoisse, au lendemain de la guerre, Leyvraz traite du problème nucléaire qui va s'étendre à la Suisse.

Le 7 juin 1955, un "Comité d'action suisse contre le danger atomique" s'est constitué à Genève, afin ‘"de créer un mouvement d'opinion qui engage le Conseil fédéral à prendre les mesures nécessaires pour tâcher d'obtenir, avec d'autres gouvernements, que les grandes puissances renoncent aux explosions atomiques qui menacent jusqu'à l'existence de l'humanité"’. Le comité, formé de personnalités venant des milieux culturels, scientifique et du commerce, ‘"insiste sur son indépendance à l'égard de tout parti politique. Il est appuyé par un Comité de soutien dont font partie MM. F. Chodat, professeur à l'Université, le Dr Charles Taban, le pasteur Stahler, le R. P. Cottier, René Leyvraz, rédacteur en chef du Courrier 2385"’. L'annonce de la constitution de ce Comité - publiée dans le journal communiste La Voix Ouvrière (qui, par ses articles, semble être le meilleur pourvoyeur en "renseignements" du Ministère public de la Confédération) - fera apparaître le nom de Leyvraz dans les archives bernoises.

En 1958, alors qu'à Bruxelles se dresse fièrement vers le ciel l'Atomium, symbole de l'Exposition universelle et que, de plus en plus, la question de la course à l'armement nucléaire s'étale dans les journaux, la Confédération helvétique inscrit ce problème à l'ordre du jour. Immédiatement, les prises de positions s'entrechoquent entre ceux qui réclament avec insistance que le pays acquière des armes atomiques et ceux qui s'y opposent de toutes leurs forces. Le 1er mai, Leyvraz évoque la question de la guerre atomique, en se référant, bien sûr, ‘"aux exigences de la conscience chrétienne2386"’, seule lumière permettant d'éclairer la route; le journaliste craint, ‘"qu'entraînés par les propagandes, les chrétiens eux-mêmes ne finissent par (...) oublier [ces exigences] pour n'obéir plus qu'à des considérations de realpolitik ou de technique militaire".’

Comme il le fait souvent pour d'autres sujets, l'éditorialiste appelle à la rescousse des déclarations de Pie XII qui, déjà en 1943, puis à Pâques 1954 et à Noël 1955, avait évoqué le péril créé par les "armes aveugles". En 1954, le pape avait certes admis "l'usage défensif de l'arme atomique, sous la condition "de poser à son utilisation des limites assez nettes et étroites pour que ses effets restent bornés aux strictes exigences de la défense". La suite de la déclaration papale est soulignée par Leyvraz :

‘"Quand, toutefois, la mise en oeuvre de ce moyen entraîne une extension telle du mal qu'il échappe entièrement au contrôle de l'homme, son utilisation doit être rejetée comme immorale. Ici, il ne s'agirait plus de "défense" contre l'injustice, ni de la "sauvegarde" nécessaire de possessions légitimes, mais de l'annihilation pure et simple de toute vie humaine à l'intérieur du rayon d'action. Cela n'est permis à aucun titre 2387."’

Pour étayer ses convictions, Leyvraz s'appuie en outre sur la prise de position de la Conférence oecuménique d'Evanston qui, en 1954, ‘"adjurait les gouvernements détenteurs d'armes atomiques de mettre ces armes hors la loi, d'accepter le contrôle de la production d'énergie atomique et d'interrompre sans délai les explosions expérimentales"’. Il cite encore des déclarations d'Einstein, du Dr Schweitzer et d'un théologien luthérien allemand, Helmut Gollwitzer qui, dans son livre Un autre te mènera, écrit : ‘"La lecture des exposés officiels et de plusieurs études publiées par des revues militaires modernes présente au lecteur des inventions si diaboliques et d'une stratégie si pervertie qu'elles lui font croire qu'il se trouve parmi des fous"’. Ce théologien préconise le refus des armes nucléaires, qui n'ont rien à voir avec les ‘"bonnes vieilles armes que l'on portait ouvertement (...) et qui symbolisaient le souci viril de défendre le Droit, de protéger les faibles contre l'exploitation et la violation des engagements : elles restaient sous le contrôle de celui qui les employait2388".’

Puis Leyvraz signale qu'un lecteur lui a demandé : ‘"Que penser d'une objection de conscience suscitée par le refus de servir dans une guerre atomique, mais aussi de coopérer à la fabrication des armes atomiques ?"’ Le journaliste rappelle alors ‘"que l'Eglise catholique n'encourage pas l'objection de conscience, insurrection individuelle d'un citoyen contre sa communauté nationale. De là peuvent sortir de multiples désordres qui conduiraient à l'anarchie. (...) Néanmoins, dans l'état de tension dramatique où nous met la perspective d'une guerre nucléaire, l'objection de conscience peut apparaître comme un devoir à un nombre croissant d'hommes de toute confession"’. Pour répondre à la deuxième partie de la question, il cite ensuite le Père Drinkwater, journaliste catholique anglais, dont les consignes vont très loin :

‘"Les savants, les ouvriers, les collaborateurs civils (des usines atomiques) ne doivent prendre part, en quoi que ce soit, à la production directe d'armes de destruction en masse, et si c'est nécessaire, doivent changer de profession. Mais alors, faut-il refuser de servir sous les armes ? - Non, déclare le R.P. Drinkwater, mais les jeunes gens doivent, autant que possible, se faire enrôler dans des unités qui n'ont rien à voir directement avec l'utilisation de telles armes. S'ils reçoivent l'ordre de s'en servir ou de contribuer directement à la destruction en masse, ils doivent refuser d'obéir, quelles que soient les conséquences qu'ils aient à subir."’

Le rédacteur en chef du Courrier donne encore son avis, qui préconise plutôt une solution du problème par un accord international :

‘"Tout en respectant l'attitude d'un homme qui risque les plus lourds sacrifices personnels pour ne point faillir à ses convictions, je dois dire, pour ce qui me concerne, que je ne vois pas sans alarme qu'on aille à de telles extrémités. L'implacable discipline totalitaire exclut pratiquement l'objection de conscience dans les pays de l'Est; du moins ne serait-elle le fait que de rares héros ignorés qui encourraient la torture et la mort. Elle ne peut peser dans la balance qu'aux dépens de l'Ouest. Je ne pense pas que ce soit la bonne voie. En revanche, j'estime que tous les chrétiens, catholiques ou protestants, doivent prendre pleinement conscience du péril hallucinant que la guerre atomique fait peser sur le monde entier, et agir de telle sorte sur leurs gouvernements que ceux-ci montrent le maximum d'ouverture possible à un accord international pour la mise hors la loi de l'arme nucléaire et la destruction des stocks existants2389 ."’

Quelques jours après cet édito, le 18 mai 1958, un "Mouvement suisse contre l'armement atomique" voit cette fois le jour à Berne, formé de personnes issues de milieux religieux, culturels et syndicaux. Au vu du ‘"mal irréparable que causent aux générations futures les explosions atomiques expérimentales"’, ce Mouvement décide de lancer une initiative populaire visant à interdire la fabrication, l'importation, le transit, l'entreposage et l'utilisation de telles armes en Suisse; il réclame également que les trois Grandes Puissances cessent immédiatement les essais atomiques.

L'élan est donné. Pendant plusieurs mois, Leyvraz va faire part de ses convictions avec détermination, et sans trop prendre en compte les conseils de prudence exprimés par son évêque ... C'est à l'aune de son patriotisme et de son obéissance qu'il mesure maintenant la question. Dans son édito du 31 mai, tout en admettant que les militaires ont pour devoir d'éprouver "toutes les possibilités de défense d'un pays", le journaliste considère que l'armement nucléaire n'est pas qu'un problème de technique militaire, puisqu'il met en jeu le sort de l'humanité tout entière. A l'heure où l'idée d'adopter des armes nucléaires ‘"gagne du terrain dans les cercles officiels et militaires"’, Leyvraz estime - sans vouloir politiser abusivement le débat - que la question ‘"doit pouvoir se discuter franchement entre Suisses, sans que nous nous suspections mutuellement d' "américanisme" ou de "bolchévisme". Rien n'est plus stupide et malfaisant que ces imputations partisanes. L'immense majorité des Suisses veulent la paix, cherchent à sauver notre indépendance et nos libertés, qu'ils soient pour ou contre l'adoption de l'arme atomique. Il y a quelques extrémistes de gauche qui font le jeu des Soviets. Il y a aussi quelques extrémistes de droite mal guéris du fascisme, qui voient la main de Moscou partout et pour qui le refus de l'arme atomique équivaut à la trahison. Renvoyons-les dos à dos2390"’. Leyvraz considère que l'adoption de ces armes par le pays neutre qu'est la Suisse aurait sans doute un retentissement international; elle ferait entrer la Confédération helvétique dans cet ‘"engrenage qui entraîne au "suicide collectif" dont parle Oppenheimer et "dans le jeu des Grands". De toute manière, en quoi la possession d'armes atomiques légères pourra-t-elle protéger le pays "si l'ouragan nucléaire mondial se déchaîne ?"’ Le statut de la Suisse qui n'a pas voix aux pourparlers internationaux permet à l'éditorialiste de plaider pour que sa patrie n'entre pas dans la compétition et qu'elle observe le conseil d'indépendance donné jadis par Nicolas de Flüe, car il devient chaque jour plus évident que l'utilisation d'un tel armement "doit être rejetée comme immorale", conclusion à laquelle - du côté protestant - Karl Barth2391 est également arrivé. L'article se termine par une prise de position personnelle de Leyvraz. Après avoir signalé à ses lecteurs la constitution, à Berne, du Mouvement contre l'armement atomique, il ajoute : ‘"Les communistes en sont exclus. Sans engager personne d'autre que moi-même - j'insiste sur ce point - je souscris à cette initiative qui me paraît conforme à l'intérêt supérieur de la Suisse autant qu'aux exigences de la charité chrétienne2392."’

Au lendemain de la parution de cet article, il y a, une nouvelle fois, branle-bas de combat au sein du Bureau Directeur du Parti : alors que Guy Fontanet suggère qu'un débat soit organisé sur le problème de l'interdiction d'armes atomiques, Yves Maître, lui, ‘"déplore l'attitude prise par M. Leyvraz dans le Courrier, attitude qui est en contradiction avec la façon de voir de nos autorités militaires. Il pense également qu'un débat serait fort utile2393"’. Il est finalement décidé que Maître et Fontanet établiront pour le Parti, après enquête et réflexion, un rapport sur la question de l'armement atomique.

Notes
2385.

"Une action suisse contre le danger atomique engagée à Genève". Voix Ouvrière, 8 juin 1955.

2386.

"Guerre atomique et conscience chrétienne". Le Courrier, 1er mai 1958.

2387.

"Guerre atomique et conscience chrétienne", 1er mai 1958, op. cit.

2388.

Helmut GOLLWITZER. Un autre te mènera. Cité par Leyvraz. ibid.

2389.

"Guerre atomique et conscience chrétienne", 1er mai 1958, op. cit.

2390.

"La Suisse et les armes atomiques". Le Courrier, 31 mai-1er juin 1958.

2391.

Cf. à ce sujet Daniel CORNU. Karl Barth et la politique. Genève : éd. Labor et Fides, 1968, pp. 188-198.

2392.

"La Suisse et les armes atomiques", 31 mai-1er juin 1958, op. cit.

2393.

Procès-verbal de la séance du Bureau Directeur du parti indépendant chrétien-social, 16 juin 1958. Archives du Parti, Genève.