a) Les consignes de prudence

A la même époque, Leyvraz et Charrière se retrouvent à La Riédera, alpage gruyérien proche de La Valsainte, pour un échange concernant la question de l'armement nucléaire. Au cours de leur promenade, l'évêque conseille à son interlocuteur de traiter du problème avec prudence, car il ne partage pas le point de vue du journaliste.

Dans un nouvel édito consacré à cet apocalypse qui menace le monde, le journaliste reprend une citation de Daniel-Rops : ‘"Il n'y a plus qu'à prier. (...) Mais aussi à lutter sur le seul plan où les forces de mort puissent encore être conjurées, le plan moral, celui où le triomphe des principes de justice et d'amour apparaît comme la seule sauvegarde2394"’. Puis Leyvraz appelle les chrétiens à se lancer dans la militance, à sortir de leur inertie en s'éloignant de la torpeur générale. Revenant à un regard universel, l'éditorialiste admet que la Suisse se trouve dans une position difficile : Ce péril de l'anéantissement nucléaire de l'univers, il ‘"est impossible de le conjurer ou d'en limiter les effets par des mesures locales, surtout si elles sont prises dans le cadre d'un petit pays neutre comme le nôtre. Autant vouloir arrêter la marée par des remparts de sable"’. Mais il fait ensuite remarquer qu' ‘"il ne s'agit pas ici d'arguer de notre neutralité pour tenter de tirer notre épingle du jeu en éludant notre part de responsabilités dans la défense de l'Occident. Rien n'est plus rebutant que cette conception égoïste de la neutralité"’ à laquelle, estime-t-il, il faut donner un ‘"SENS POSITIF. (...) Nous devons rester le pays des rencontres et des conciliations. C'est un rôle extraordinairement difficile dans les circonstances actuelles. Il est cependant de notre mission de le remplir selon nos possibilités. Et nous ne pourrons plus le faire si nous entrons, même par la petite porte, dans le "club atomique". "il n'y a plus qu'à prier"... ...et à nous engager selon notre vraie vocation helvétique2395".’

Dans toute la Suisse, la question nucléaire divise fortement les catholiques, les protestants, les socialistes, les syndicalistes et, nous l'avons vu, les militants du Parti; face à ces tensions, Leyvraz considère qu'il est nécessaire de mener - sans suspicion - ‘un "débat "test" à instaurer avec un haut souci de charité fraternelle et de patience2396"’, sentiments qu'il prône dans chacun de ses articles. Dans l'analyse qu'il fait d'une conférence2397 donnée par Annasohn, chef de l'état-major général de la Suisse, qui est favorable à l'armement nucléaire, Leyvraz tient à montrer son respect de "l'adversaire" : ‘"Par sa franchise et sa pondération, aussi bien que par l'éminente personnalité de son auteur, cet exposé commande le respect. S'il n'a pas emporté ma conviction, on voudra bien croire que mes objections ne procèdent d'aucune humeur malveillante."’ Toutefois, le rédacteur souhaite amener le débat à un échelon supérieur:

‘"Comme chrétien, je ne vois pas le moyen d'échapper au devoir impérieux de dépasser ici les perspectives de la technique militaire pour envisager de plus haut nos responsabilités vis-à-vis de l'humanité tout entière, menacée dans son existence et dans son avenir. Je pense que c'est la grandeur même de notre temps que de nous contraindre à embrasser les horizons universels, et qu'en particulier c'est la vocation des catholiques, universalistes par définition. Admettre comme possible ou probable l'éclatement de la guerre nucléaire dans les années qui viennent, cela ne me choque point de la part d'un chef militaire qui se doit d'envisager toutes les éventualités. Mais devant une telle hypothèse, sachant ce qui les attend, la masse des hommes et les peuples sont fondés à réagir tout autrement, surtout s'ils se mettent en présence du Dieu d'amour, Père de tous les hommes, et de son Fils, qui les a tous rachetés sur la Croix. Ils sont fondés, dis-je, à s'insurger contre une telle probabilité et à réclamer de tous les Grands l'effort maximum pour épargner au monde une telle catastrophe. (...) La menace atomique ne pèse pas seulement sur les corps. Elle mine les âmes, elle bouche les horizons des générations qui montent et les fait s'enliser toujours plus profondément dans le nihilisme. Nous devons tout mettre en oeuvre pour la conjurer. C'est dans ce sens que j'entrevois la vraie mission de la Suisse2398."’

Ce que Charrière va retenir de cet article, c'est l'appel que le rédacteur en chef du Courrier lance pour une mobilisation contre le nucléaire et, par conséquent, contre l'avis de l'Armée helvétique. Bref, c'est la désobéissance du journaliste aux consignes de son évêque.

Le 9 juillet Charrière a, avec Leyvraz, un entretien téléphonique vraisemblablement houleux qu'il résume en ces termes : ‘"La conversation que nous avons eue ce matin au téléphone, sur mon initiative, est trop grave pour que je ne la fixe par par (sic) écrit. Ca n'est pas de gaîté de coeur, croyez-le bien, que j'en suis venu à préciser ainsi fortement ma pensée, j'y suis contraint par les circonstances dans lesquelles nous sommes placés. Je reconnais, comme je l'ai fait tant de fois, les services très précieux que vous nous avez rendus et que vous nous rendez encore, avec un coeur magnifiquement disposé à écouter la voix du Seigneur et à s'en faire l'écho dans notre monde désaxé. Cependant, je ne puis pas ne pas constater que, lorsque je vous donne un conseil - et c'est si rare que je m'y aventure - vous n'en tenez guère compte. Quand je vous donne un ordre - et c'est plus rare encore - vous vous y soumettez, tout en me disant cependant que vous ne le comprenez pas. En 13 ans d'épiscopat, je ne vous ai donné un conseil que deux fois", d'abord lors de l'affaire Giron, puis dernièrement à la Riédera, "sous la forme discrète que vous connaissez (...). C'était plutôt l'exposé de mon point de vue et je pensais que vous comprendriez assez que, si je l'exprimais (...), c'est parce que je tenais qu'on en tienne compte. Là-dessus, je vous ai envoyé une carte pour vous dire que je me verrais contraint de prendre position et que je serais navré de constater qu'il y a contradiction entre nous. Je ne vois pas en quoi vous avez changé votre manière d'agir au Courrier, même après cette carte. Je suis dès lors obligé de constater que, pour deux conseils que je vous ai donnés en 13 ans, vous les recevez avec déférence, mais vous n'en tenez pas compte. Dans ces conditions, que dois-je penser de la confiance que vous me témoignez ? Quant à celle que moi je vous ai témoignée, je ne vous l'ai pas exprimée par des paroles, mais par des actes assez précis. Je ne sais pas dès lors ce qui arrivera, car il va bien sans dire que je ne puis continuer à porter la responsabilité dernière du COURRIER, JOURNAL DE L'EVEQUE, si nous ne pouvons pas arriver à avoir mutuellement confiance l'un dans l'autre. Il n'est pas acceptable que l'évêque vous fasse confiance à vous, et que vous répondiez comme vous le faites. Je souhaite cependant de tout coeur que notre amitié si profonde, dont je vous ai donné des preuves si éclatantes, qui m'ont obligé à prendre des positions qui m'ont fait énormément souffrir, vous le savez bien, non seulement se maintienne, mais même s'affermisse à travers ces épreuves."’ Très souvent, Charrière revient sur la question de décisions qu'il a été amené à prendre; il pense très certainement - entre autres - à la liquidation de l'équipe du Courrier, à laquelle il a procédé en décembre 1945. Diverses hypothèses peuvent être esquissées quant à cette opération : d'une part, il a dû être agacé par le différend surgi avec l'abbé Chamonin et le vicaire général, à cause des articles de Leyvraz dans la Liberté de Fribourg. D'autre part, il est possible que, comme le déclarait la Voix Ouvrière, l'interdiction du Courrier sur sol français, à cause de la ligne politique adoptée durant la guerre, ait poussé Charrière à liquider l'ancienne équipe pour que son journal puisse de nouveau franchir les frontières. Enfin, même si, dès sa nomination d'évêque, Charrière avait déclaré vouloir "prendre ses responsabilités" (peut-être pour montrer que son épiscopat serait différent de celui de Besson qui ne parvenait jamais à se décider ?), il avait peut-être aussi été influencé par Leyvraz, puisqu'en revenant plusieurs fois sur le sujet, l'évêque semble le lui reprocher indirectement. En tout cas, on peut penser qu'il regrette maintenant d'avoir posé cet acte "chirurgical". Charrière poursuit sa lettre en développant une idée qui court toujours : l'acharnement du diable à faire périr le journal en semant la zizanie :

‘"C'est le démon, j'en suis sûr, qui, se rendant compte de l'importance exceptionnelle de la presse catholique, sème entre nous ses embuches (sic). Nous éviterons l'un et l'autre de faire son jeu et c'est pourquoi je vous supplie de penser à ma responsabilité d'évêque, et pas seulement à la vôtre et à vos propres convictions. Moi aussi, je suis profondément convaincu de la gravité de l'heure. Je désire que l'on mette en évidence les dangers de la guerre atomique en général et qu'on fasse tout pour que l'ensemble des pays en cause s'abstiennent d'user de telles armes. Mais pour ce qui regarde la Suisse, vous avez assez exprimé jusqu'ici votre point de vue, que je ne partage pas. La seule attitude prudente consiste à faire confiance aux autorités responsables, à moins de l'évidence d'une erreur énorme ou d'une trahison. Or nous n'en sommes pas là, grâce à Dieu. Je prie pour vous, cher ami, faites-en autant pour moi, et je confie à Dieu ce conflit qui nous fait souffrir si fort tous les deux. Bien affectueusement2399."’

Dans sa réponse immédiate, Leyvraz se livre, d'une manière fine, à une sorte d'analyse psychologique de son interlocuteur et également à une évocation du passé qui devraient faire comprendre à Charrière qu'il y a une incohérence entre ce qu'il dit et ce qu'il exige en réalité : ‘"Je suis profondément touché de vos lignes du 9 juillet, et je vous en dis toute ma gratitude. Elle (sic) m'a remis en mémoire un certain échange un peu vif que nous avions eu quand vous étiez Directeur de La Liberté. Je ne sais plus à quel propos, mais je me rappelle que, vous pensant suspecté d'autoritarisme, vous aviez bondi ... Vous êtes resté le même : c'est ma confiance que vous recherchez et non pas simplement mon obéissance, et c'est un propos que je respecte infiniment. Vous n'aimez pas contraindre, c'est un hommage que je n'ai jamais cessé de vous rendre dans mon coeur. Dans ce même échange que nous avons eu, vous m'avez écrit que vous détestiez l'esprit révérentiel (sic) - vous en souvenez-vous maintenant ? - le "oui" et l'amen forcés avec réserves mentales. Vous êtes dans la même ligne. Cette répugnance à contraindre vous amène peut-être parfois à trop de discrétion dans le conseil. Ainsi, je suis revenu de Fribourg avec la conviction tout à fait assurée et sincère que je devais surveiller le ton de mes articles, rien pourtant, dans ce que vous avez dit, ne m'empêchait de continuer de défendre mon point de vue. Au retour, dans l'auto, j'ai exprimé à M. Trachsel lui-même toute la joie que me causait cet entretien et ce que j'en croyais être la conclusion pratique. Vous voyez donc qu'il y a eu un malentendu sur ce point : je suis plus "dur à la comprenette" que vous ne le croyez. Le malentendu n'a pas été dissipé par votre lettre qui a suivi : vous m'annoncez des déclarations imminentes, sans m'en dire le sens. Si vous repensez aux articles que j'ai écrits sur le grave problème qui nous angoisse tous deux, vous remarquerez le soin que j'ai mis à ménager ceux qui ne partagent pas mon point de vue, et à sauvegarder le respect de notre Armée. - Votre téléphone a tout réglé, puisque vous m'avez clairement indiqué votre position, à laquelle il n'est évidemment pas question que j'oppose la mienne. Je ne puis pas vous dire que j'ai changé de conviction. Je crois, non certes à une trahison, mais à une erreur considérable. Que j'aie tort ou raison, je pense que le débat doit pouvoir se poursuivre dans les formes et au niveau requis par le souci du bien commun. Je vous renvoie sur ce point à l'excellent article de Pierre Béguin dans la Gazette de ce jour, 10 juillet. - Mais encore une fois, il s'agit là de mon sentiment personnel, et dès le moment que le vôtre m'est connu, il n'est pas question que je le fasse prévaloir contre votre volonté dans le journal de l'Evêque."’ Après avoir évoqué l'affaire Paderewski et le conflit qui l'avait opposé à Trachsel, Leyvraz conclut :

‘"Je ne suis pas toujours "commode", mais vous savez bien que les gens "commodes" ne sont pas toujours les plus sûrs. Je vous écris ces lignes en toute confiance. Dans l'esprit de notre ancienne amitié. Dès que je vous vois, d'ailleurs, je sens bien que je n'ai jamais cessé de vous aimer. Oh ! combien je vous remercie de prier pour moi, cher Monseigneur. Moi aussi, j'élève de toute ma ferveur vers Dieu mon coeur plein de larmes, à vos intentions. Croyez, cher Monseigneur, à mon fidèle et filial dévouement2400."’

Notes
2394.

DANIEL-ROPS cité par Leyvraz in "Il n'y a plus qu'à prier". Le Courrier, 14-15 juin 1958.

2395.

"Il n'y a plus qu'à prier", ibid.

2396.

Ibid.

2397.

Cette conférence avait été donnée dans le cadre de l'assemblée générale de la Société suisse des officiers, qui s'était tenue à Lucerne le 8 juin 1958.

2398.

"Il n'y a plus qu'à prier". 14-15 juin 1958, op. cit.

2399.

Lettre de Mgr François CHARRIÈRE à René Leyvraz, 9 juillet 1958. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Xl Co 17.

2400.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr François Charrière, 10 juillet 1958. Archives de l'Evêché, Fribourg.