d) Des catholiques désobéissants

Au printemps 1962, la question de l'armement nucléaire en Suisse va créer de nouvelles tensions entre Charrière et Leyvraz. En effet, l'initiative lancée en mai 1958 par le Mouvement suisse contre l'armement nucléaire va passer en consultation populaire. Munie de 72.795 signatures, principalement soutenue par des milieux artistiques, intellectuels et religieux, ainsi que par le Parti suisse du travail (communiste) et les socialistes romands et tessinois, cette initiative avait été déposée en avril 1959 à Berne, puis rejetée en décembre 1961 par les Chambres fédérales. Le peuple est appelé à se prononcer sur elle le 1er avril de l'année suivante. Dès lors, la question se pose : Quelle attitude les journaux catholiques doivent-ils adopter puisque, dans ses déclarations, Mgr Charrière refusait d'être contre l'armement nucléaire ? Réunis dans un colloque à Lausanne, les délégués de la presse catholique romande (excepté le Courrier qui a refusé de s'y rendre) s'engagent à ne pas publier, même sous forme de tribune libre ni sous celle de textes payés ou de réclames, d'articles en faveur de l'initiative.

Pour sa part, Leyvraz refuse d'appliquer personnellement cette consigne de silence que Mgr Charrière "élargit" quelque peu, puisqu'il demande au Courrier de faire ‘"connaître en les réfutant, les arguments des partisans de l'initiative2417"’. Le journal catholique genevois peut faire entendre certaines voix, pour les réfuter. Dès lors, ce journal a donc le droit de ‘"publier sous forme de lettre les articles que lui envoient les partisans [de l'initiative], mais à condition que dans le même numéro la Rédaction du Courrier réponde"’. Ces explications sont données par le vicaire général de Fribourg, Mgr Perroud - qui se fait l'interprète de l'évêque - à un Genevois favorable à l'initiative et qui, avec d'autres militants, a protesté contre la consigne imposée par Charrière au Courrier. Mgr Perroud s'explique :

‘"Les partisans de l'initiative peuvent donc s'exprimer, mais nous ne voulons pas que les lecteurs du Courrier aient l'impression que les responsables du journal donnent la parole aux uns et aux autres, en laissant croire que pour eux on peut choisir ce que l'on veut du point de vue chrétien. Or nous estimons qu'on ne peut pas choisir du point de vue chrétien et que la conscience du chrétien oblige à refuser cette initiative. (...) Vous estimez, dites-vous dans votre lettre, que c'est là un domaine où des options diverses peuvent être légitimement prises sans que la fidélité à l'Eglise des chrétiens divisés dans leurs opinions soit mise en cause. Nous ne sommes pas de cet avis. A qui appartient-il de déclarer si, dans telle question de nature temporelle, mais touchant directement ou indirectement des valeurs spirituelles, des options contraires peuvent être légitimes pour les chrétiens ? ... Quant à nous, nous ne pouvons pas laisser croire que c'est vous qui interprétez comme il faut la pensée chrétienne en ce domaine. Ce n'est pas vrai, et les prêtres qui peuvent vous laisser entendre que vous avez raison et que vous pouvez prendre toute liberté en ce domaine, se trompent et vous trompent. Il ne s'agit pas pour nous de discuter tel ou tel aspect technique du problème posé, mais bien d'interpréter la pensée chrétienne à propos de cette initiative. La façon dont vous interprétez vous-mêmes la pensée des Papes n'est pas juste car vous ne citez que certains passages et il y en a d'autres à mettre en évidence. Monseigneur est très peiné de voir un certain nombre de catholiques, par ailleurs fidèles, se comporter comme il (sic) le font. Il s'opère là une déchirure sur le plan moral et psychologique dont on ne peut pas à l'heure actuelle prévoir les conséquences. Mais il n'est pas admissible que lorsque l'Evêque se prononce avec clarté, en invoquant sa conscience, ses fidèles se permettent à leur tour d'invoquer leur liberté, leur caractère de citoyen, le fait qu'à leur avis il ne s'agit là que de questions temporelles, pour prendre une attitude contraire à celle de l'Evêque. Chacun votera comme il le voudra, selon sa conscience, bien sûr, mais ce que Monseigneur n'admet pas c'est que l'on invoque en faveur de l'initiative la doctrine catholique sur la guerre, sur l'usage de la force, les textes des Papes et de certains évêques étrangers qui ont à faire à des difficultés différentes des nôtres.
Monseigneur Charrière, qui s'est prononcé en 1958 déjà, dans un rappel de principes qui n'a pas été écouté comme il l'aurait fallu, vous renvoie à cette déclaration. (Semaine catholique du 2 octobre 1958). Vous y verrez que la doctrine que rappelle Monseigneur est étrangère à tous totalitarismes (sic) quels qu'ils soient. Encore une fois, vous prendrez la décision que votre conscience vous dictera, mais Monseigneur vous rappelle que vous n'avez pas le droit d'interpréter les textes des Papes et les doctrines catholiques comme vous le faites. Il est profondément regrettable que le Rédacteur en chef du Courrier n'ait pas jugé bon de suivre l'attitude qui est prise par la Liberté et le Pays de Porrentruy. Le Courrier est le journal de beaucoup de catholiques. Il est à leur disposition mais pas pour se comporter à l'encontre de l'attitude du chef du diocèse; car le Courrier est aussi et avant tout le journal de l'Evêque. Tout le monde le sait. Encore une fois Monseigneur admet qu'on lui parle avec franchise et vous remercie de la confiance que vous lui avez manifestée en lui parlant. Il vous demande d'avoir assez de confiance en lui pour tenir compte de sa manière de voir. Veuillez agréer, Monsieur, pour vous et pour les cosignataires de votre lettre, l'assurance de nos sentiments religieusement dévoués2418."’

Le 1er avril 1962, lors du vote sur l'initiative, le taux de participation à la votation populaire est de 56 %. Par 537.138 voix contre 286.995, la majorité des cantons refuse cette initiative contre l'armement nucléaire, excepté les cantons du Tessin, de Genève, Vaud et Neuchâtel. Une nouvelle fois, le fossé linguistique et culturel de la Suisse est bien marqué2419. En outre, à Genève, la prise de position de Mgr Charrière n'ira pas sans répercussions; en effet, au lendemain de la votation, une "Commission du laïcat" portera à l'ordre du jour d'une de ces rencontres ‘"l'étude en profondeur des relations de la hiérarchie avec le laïcat, [et celle] de la liberté de la presse catholique2420".’

Aujourd'hui, c'est-à-dire quarante ans après ce, qu’à l’époque, on appelait la Guerre Froide, une question reste sans réponse : La possession de l'arme atomique par les Grandes Puissances a-t-elle, ou non, empêché l'éclatement d'un troisième conflit mondial et agi ainsi comme un facteur de paix ? Une réponse positive renverrait-elle dos à dos Charrière et Leyvraz ou prolongerait-elle le débat ?

Notes
2417.

Lettre de Mgr Th. PERROUD, vicaire général de Fribourg à M. Jean Brulhart, 20 mars 1962. Archives du Vicariat général, Genève, dossier "Courrier".

2418.

Lettre de Mgr Th. PERROUD à Jean Brulhart, 20 mars 1962, op. cit.

2419.

En mai 1963, une nouvelle initiative lancée par le Parti socialiste contre l'armement atomique sera à nouveau rejetée. Malgré l'étude d'un scientifique suisse qui affirmait que la Suisse disposait d'une technique suffisante pour produire une bombe atomique, un tel armement ne verra finalement pas le jour, d'une part parce que l'industrie suisse ne souhaitera pas se lancer dans l'aventure et, d'autre part, parce que la population marquera de plus en plus son hostilité face au nucléaire ainsi qu'aux dépenses militaires en général. Mais ce n'est qu'en 1988 que la Commission fédérale de travail pour les questions atomiques sera dissoute.

2420.

Convocation du 1er mai 1962 de la Commission du laïcat, signée Robert PATTARONI (qui est un des dirigeants des Jeunesses du Parti). Archives du Vicariat général, Genève.