V. LA RÉORGANISATION DE LA RÉDACTION DU "COURRIER"

Simultanément au problème atomique qui oppose Leyvraz à l'évêque ainsi qu'aux tensions entre le journaliste et le Parti, un troisième facteur alourdit cette ambiance chargée d'électricité. En effet, le 9 octobre 1958, le Courrier consacre non pas un édito mais seulement quelques lignes au décès de Pie XII, Leyvraz ayant déjà quitté son bureau lorsque la nouvelle de la mort du pape était tombée. L'équipe de nuit a dû se débrouiller seule, en passant simplement, à la Une, le communiqué émanant de l'Agence de presse catholique KIPA. Ce quasi-silence suscite l'ire de Mgr Charrière.

Le 10 octobre, invoquant la nécessité de réorganiser la rédaction à cause de la constante diminution des abonnements, le Conseil d'administration du journal se réunit. Le 30 octobre, il informe Leyvraz, par écrit, de diverses mesures adoptées en accord avec l'évêque : Auguste Haab sera éloigné2421 de tout travail de rédaction pour se voir désormais confier une tâche de correcteur; la fonction de secrétaire de rédaction, tenue jusque-là par Edmond Ganter, passera à Michel Couturier, un nouveau venu. Mais comme l'indique la suite de cette lettre, c'est surtout le rôle de Leyvraz qui est en cause. ‘"Nous regrettons de devoir prendre ces décisions, mais elles nous sont dictées par le souci que nous avons du journal et aussi par le juste sentiment que le travail doit être plus équitablement réparti. Par la même occasion, nous tenons à vous dire combien nous déplorons le conflit qui a éclaté entre vous-même et M. Couturier. A la suite d'un petit incident, vous lui avez rappelé que vous étiez le Rédacteur en chef, seul responsable du journal, en particulier de la première page. M. Couturier, découragé de voir son effort si peu apprécié [il parle même de quitter le journal] n'a plus voulu s'occuper de la Une. Résultats : dans la seule semaine du 19 au 26 octobre, nous voyons en première page, le mercredi 22, deux articles littéraires, le vendredi 24 deux (...) de politique étrangère. L'incohérence continue. Le Conseil attache une très grande importance à l'amélioration du Courrier, à sa présentation renouvelée. (...) La première page doit être plus vivante. A titre d'exemple, nous souhaiterions y voir (...) autant que possible chaque jour, une prise de position dynamique, brève, que l'on pourrait encadrer, sur l'actualité internationale, suisse ou locale. Ce serait une sorte d'éditorial percutant qui accrocherait nos lecteurs."’ Peut-on déceler, derrière ces lignes, une critique contre les éditos de Leyvraz qui seraient jugés trop mous ? L'avenir nous le dira. Quant au problème surgi lors du décès de Pie XII, le Conseil estime que ‘"celui qui suit le journal jusqu'à sa sortie de presse doit avoir les pouvoirs nécessaires pour apporter toutes les modifications exigées par l'actualité, même en première page. C'est pourquoi il nous apparaît indispensable que M. Couturier ait ces pouvoirs. Tout en reconnaissant vos très grandes qualités d'éditorialiste et en ne contestant nullement votre droit à donner une ligne de conduite générale à la partie doctrinale du journal, nous vous informons que nous chargeons M. Couturier, Secrétaire de Rédaction, de la responsabilité technique du journal, avec tous les pouvoirs que comporte cette responsabilité. Vous trouverez peut-être que cette décision réduit quelque peu les pouvoirs du Rédacteur en Chef. C'est vrai. Mais nous sommes bien obligés de tenir compte d'une situation concrète qui ne peut se prolonger sans de graves inconvénients. Par une situation claire, nous éviterons que des incidents inutiles et regrettables ne se reproduisent, car ils créent de l'animosité là où doit régner la concorde. Cette situation claire nous permettra d'obtenir, nous l'espérons, que M. Couturier revienne sur sa décision de nous quitter2422".’

En ce qui concerne la tension existant entre Leyvraz et Couturier, il semble que, dès l'arrivée de celui-ci, Leyvraz avait senti que le nouveau journaliste - engagé comme secrétaire de rédaction - était, en fait, discrètement chargé d'assumer une partie du travail du rédacteur en chef sans que ce dernier en ait été informé, ce qui se révélera exact. La lettre du Conseil d'administration provoque une vive réaction de Leyvraz, comme en témoignent ces lignes que lui adresse la Société du Courrier :

‘"Pourquoi donc rendre notre lettre mélodramatique ? Vous parlez de catastrophe, alors qu'il s'agit simplement de mettre un peu de clarté là où règne la confusion. Nous ne sommes en rien responsable (sic) du conflit qui a éclaté entre vous et M. Couturier. En fait, dès son entrée au Courrier, il a subi la suspicion de certains qui, inconsciemment peut-être, ont vu en lui une sorte "d'empêcheur de danser en  rond" ! Jamais nous n'avons prévenu M. Couturier contre vous. Nous lui avons demandé, il est vrai, un effort de rajeunissement du journal, ce qui est une urgente nécessité. Vous auriez dû vous-même diriger cet effort, mais vous vous êtes contenté de lui envoyer des lettres au moindre incident. (...) M. Couturier veut pouvoir continuer son travail de renouvellement du journal. S'il ne peut le faire, il partira immédiatement. Or, nous ne voulons pas [qu'il] nous quitte. (...) Nous tenons à bien préciser que les mesures portées à votre connaissance ont été prises dans l'intérêt du journal uniquement; nous avons sur ce problème une juste vision d'ensemble. Vous nous reprochez de les avoir prises sans vous en parler. Comment pouvions-nous le faire puisque le conflit venait d'éclater et que vous n'auriez jamais cédé la plus petite parcelle de votre autorité, très théorique du reste puisque le gros du journal se fait sans vous ? (...) Il est injuste de voir une équipe de nuit se "claquer" littéralement à la tâche, sans être soutenue par son Rédacteur en Chef qui n'accorde son soutien qu'à une ou deux personnes de l'équipe de jour. Cette injustice, cette différence de traitement est la source profonde du conflit (...) qui (...) n'est pas un conflit de personnes (...) mais le résultat d'un système qui ne tourne pas rond. (...) Il nous est revenu que des déclarations auraient été faites par vous-même ou certains de vos amis, selon lesquelles nous vous aurions privé de vos fonctions de Rédacteur en Chef. Notre lettre (...) n'a jamais prétendu cela. Vous restez Rédacteur en Chef du journal dans le sens où vous l'avez toujours été, c'est-à-dire pour sa partie doctrinale. (...) Nous rendons officielle une situation de fait. (...) Cher Monsieur Leyvraz, nous nous excusons de la brutalité de nos explications. Elles ont le mérite de la franchise qui assainit l'atmosphère. Vous savez que nous tenons à vous, même si nous ne sommes pas toujours d'accord sur tous les points. Notre désir est de vous aider. Cette fois, nous l'avons fait un peu à la manière d'un éléphant dans un magasin de porcelaine ! Pouvions-nous faire autrement ? Il est facile de discuter amicalement quand le calme revient. Nous avons, comme vous, un coeur qui nous semble être à la bonne place. Monseigneur notre Evêque est d'accord de nous réunir très prochainement les trois. Devant lui, nous pourrons nous expliquer. Après cela, il est absolument nécessaire que nous tournions la page et que nous marchions la main dans la main dans la confiance et l'amitié, en parfaite communion avec notre cher Evêque. Vous pourrez nous répondre que ce n'est pas la première fois que nous tournons la page, c'est vrai, mais nous l'avions tournée précédemment dans la confusion, sans extirper le germe de nos divisions. Veuillez croire, cher ami, à nos sentiments d'amical attachement2423."’

Une semaine plus tôt, pour mettre peut-être fin aux critiques relatives au silence du journal sur la mort de Pie XII, Leyvraz a consacré un édito à la vie de ce pape. Il a principalement tenu à rejeter l'accusation selon laquelle celui-ci aurait été un "pape politique". Le journaliste a affirmé qu'en effet le Souverain pontife n'avait nullement ‘"conçu l'Eglise comme une puissance politique recherchant la domination temporelle"’, et que le trait premier de son charisme était celui d'un ‘"immense rayonnement spirituel, qu'on peut dire universel"’. Puis Leyvraz s'est insurgé tout autant contre ceux qui décrétaient que Pie XII aurait survolé ‘"de si haut les contingences terrestres, qu'il en aurait négligé ou mécompris les exigences temporelles, et particulièrement politiques, du gouvernement de l'Eglise"’. Leyvraz s'est appuyé alors sur ‘"ce témoignage monumental qu'est l'encyclique Corporis Mystici, de 1943, pour démontrer que Pie XII était absolument étranger à une conception "politique" de l'Eglise, au sens étroit et péjoratif du terme".’ Reprenant une citation de Friedrich Heer dans Réalités et Vérité, le journaliste a rappelé que le principe vital de l'Eglise est le Saint-Esprit, tout en signalant que l'institution a une mission historique à remplir parce qu'elle est non pas ‘"de ce monde, mais (...) dans le monde 2424"’. Dès lors, il ‘"faudrait tout ignorer de l'histoire de l'Eglise pour se figurer que, dans l'ordre des moyens, Rome ait été constamment angélique. Il y a eu des abus nombreux et souvent cruels. C'est la part de l'humanité dans l'Eglise, qui est faite d'hommes et non d'anges. Elle est infaillible dans la proclamation du dogme, étant assistée par l'Esprit pour ne point se tromper ni nous tromper2425"’. Revenant à Pie XII, Leyvraz a évoqué les difficultés auxquelles le pape s'est trouvé confronté, puisque l'Eglise a dû faire face à ‘"deux formes de totalitarisme qui tendaient à sa destruction directe ou indirecte"’, soit le communisme athée, et le nazi-fascisme auquel elle "a répondu vigoureusement". Réfutant le reproche selon lequel le pape n'aurait condamné que le communisme et se serait dérobé devant les deux autres courants totalitaires, l'éditorialiste a renvoyé ses lecteurs à Mit brennender Sorge et à Non abbiamo bisogno. Certes, ces deux documents ‘"n'impliquent pas une condamnation aussi absolue que celle du communisme athée. La raison en est évidente : malgré leurs méfaits, leur malfaisance, leurs cruautés, ni le nazisme ni le fascisme italien ne constituaient des corps de doctrine aussi poussés et systématisés que le communisme dans le sens de l'athéisme absolu. Or le prononcé de l'Eglise porte avant tout sur la doctrine et non sur un régime, et cela doit être"’. Dès lors, on ne saurait faire grief au Vatican, qui ne s'est pas privé d'avertir fortement les catholiques allemands et italiens des dangers de ces idéologies : L'Eglise ‘"a fait son devoir, non sans risques et sans courage"’. Enfin, Leyvraz attribuait, à Moscou, le slogan de "Pape politique" porté contre Pie XII parce que celui-ci ‘"a dû faire face dans tous les secteurs aux travaux d'approche, d'investissements, de corruption du communisme athée"’. Telle a été ‘"sa "politique", et nul ne peut contester qu'elle fît partie des devoirs les plus sacrés et les plus urgents de sa tâche de Pasteur de l'Eglise universelle. S'il avait fléchi là-dessus, il aurait trahi sa mission. (...) Répéter le refrain du Pape politique et souhaiter un pontificat qui se détourne des voies de Pie XII et de Pie XI, c'est donner dans un piège grossier de la propagande communisme. S'il est vrai que des catholiques tombent dans ce piège, nous ne saurions trop les mettre en garde contre les suggestions perfides d'une propagande qui est au service de la Puissance des Ténèbres2426".’

Il faut retenir que ce papier qui sort trois semaines après la mort du souverain pontife, n'est donc pas un édito qui traite de l'événement à vif, mais un article mûrement réfléchi, voulant répondre à une critique visant un aspect particulier, celui de l'engagement ou du retrait de Pie XII face à la politique.

Notes
2421.

La lettre, envoyée "Recommandée" au domicile privé de Leyvraz, dit qu'Haab est "déchargé" de tout travail à la rédaction. Cette décision montre que l'accord entre le Courrier et le Parti, dont Trachsel faisait état dans sa lettre à l'évêque le 24 mars 1955, et où il était souhaité qu'Haab exécute plutôt un travail administratif que rédactionnel, n'avait pas été observé.

2422.

Lettre de la SOCIÉTÉ DU COURRIER DE GENEVE à René Leyvraz, non datée (écrite le 30 octobre 1958), et non signée. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Xl Co 17.

2423.

Lettre de la SOCIÉTÉ DU COURRIER DE GENÈVE, non signée, 7 novembre 1958. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Xl Co 17.

2424.

Mt 12,28; Lc 12,32.

2425.

Leyvraz fait ici référence à l'Acte de foi qui dit : "Mon Dieu, Je crois fermement tout ce que votre sainte Eglise nous enseigne et ordonne de croire parce que vous le lui avez révélé et qu'elle ne peut ni se tromper ni nous tromper".

2426.

"Pie XII, pape "politique" ?". Le Courrier, 1er et 2 novembre 1958.