5. LA LIGNE RÉDACTIONNELLE CRITIQUÉE

Si Trachsel a embauché le Père Gabel c'est, paraît-il, pour en finir avec le déficit chronique du journal, situation financière qu'il a jusque-là décrite sur le ton le plus alarmiste. Pour l'année 1959, il a dressé un bilan des désabonnements (696) qui se révèlent un peu supérieurs aux abonnements (662); puis il a établi l'analyse ci-dessous qui montre que le lectorat le plus fidèle du Courrier se recense parmi les anciens abonnés, et que près de 50 % des jeunes foyers qui reçoivent le journal s'en désabonnent après un ou deux ans. Un fait ne doit toutefois pas être négligé à l'étude de cette analyse : toute campagne d'abonnements d'un journal revêt toujours un aspect de "main forcée" sur le moment; dès lors, il est normal qu'après une ou deux années, plusieurs personnes résilient leur abonnement.

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Répartition des désabonnements en 1959 Rapport annuel de la Société du Courrier, 1959. Chapitre "Propagande et statistiques des abonnements", p. 31. Archives du Vicariat général, cote Courrier.

De son côté, Gabel s'était livré - alors qu'il travaillait encore à Paris - à une étude attentive du Courrier, pour en tirer les critiques suivantes :

‘1) "La conception du journal est la vieille conception du journal d'opinion, plausible et efficace avant le développement exceptionnel des moyens d'information, mais n'ayant de nos jours plus aucune chance de succès.
2) Le journal n'est pas "dirigé". Il est à la traîne de l'actualité banale des agences de presse. De plus, on ne perçoit pas l'influence d'un homme qui oriente, ordonne et coordonne et donne un style ou une qualité de journal pris comme un tout.
3) Le journal ne paraît pas prendre en charge vitalement les problèmes et les activités de l'Eglise de Genève et de Suisse romande2473."’

En résumé, le Courrier ne serait plus dans la course, Leyvraz n'exercerait aucune influence et le journal ignorerait la vie du catholicisme genevois et romand.

Il nous semble légitime de nous demander si cette analyse de Gabel (qui n'était pas encore à Genève) a été faite à partir de la seule lecture du Courrier, ou s'il n'a pas été influencé par les informations données par Trachsel ? C'est donc avec "une conception du rôle de la presse dans notre civilisation moderne" que Gabel a entrevu sa tâche, en partant de deux idées critiques qu'il avait d'ailleurs déjà eu l'occasion d'exprimer dans le cadre d'un congrès mondial de la presse catholique :

‘1) "on achète un journal avant tout pour être informé sur l'actualité et non plus pour connaître les opinions d'un journaliste (le signe péremptoire de cette mentalité et de cette attente est que toute personne qui prend en mains Le Courrier regarde immédiatement la dernière page).
2) le journal catholique n'est pas de nécessité de salut. Il doit dès lors s'adapter, sans rien trahir de sa mission, à l'attente de ses lecteurs et aussi à la fonction sociale actuelle du quotidien. C'est une vue de l'esprit que d'exiger des lecteurs d'un journal catholique une mentalité, des curiosités et des goûts en rupture avec ceux de la majorité de leurs contemporains2474."’

Parallèlement à l'analyse de Gabel, un autre regard a été jeté sur le Courrier par une "Equipe de recherche sur l'information", composée de trois prêtres et de six laïcs représentatifs des différents milieux, auteurs d'une enquête (qui ne rencontrera qu'un petit écho) auprès des prêtres et des laïcs. En effet, à partir de l'analyse sociologique terminée deux ans plus tôt, divers groupes se sont mis au travail, afin de préparer ce grand événement ecclésial que sera la Mission 1962. Le rapport2475 de cette équipe chargée de se pencher sur l'information, met un accent particulier sur la presse; la radio, la télévision et le cinéma étant encore des médias secondaires; il consacre au Courrier plusieurs pages qui contredisent quelque peu l'analyse sociologique qui était positive pour ce qui concernait ce journal.

Le document de l'Equipe de recherche n'étant pas daté, il est malheureusement impossible de savoir si l'enquête est réalisée avant, pendant ou après le passage du Père Gabel. Il confirme, en tout cas, certaines analyses faites tant par ce religieux que par l'équipe de rédaction et montre qu'il y a de nombreuses contradictions dans les réponses données : ‘"D'une manière générale, les chrétiens ont très peu souci de la presse qu'ils lisent. A part les abonnés au Courrier, la majorité des gens achètent un journal surtout pour les informations de tout genre qu'il leur apporte : nouvelles, décès, petites annonces."’ A cet égard, la Tribune, journal du soir qu'on a le temps de lire et qui est plus complet que le Courrier quant aux avis mortuaires, ‘"est le journal attitré des familles ouvrières. Si certains articles soulèvent parfois des protestations, la plupart des informations et des articles sont pris au sérieux sans aucun esprit critique. Les gens se laissent influencer par le journal dit "neutre". (....) A la campagne surtout, on fait remarquer que beaucoup de catholiques sont abonnés au Courrier par tradition familiale, parce qu'on est catholique et qu'il faut soutenir la bonne presse; autrement dit, plus par devoir que par conviction personnelle. On ne croit pas assez à l'influence de la presse, on ne croit pas que le journal catholique est indispensable à la formation d'une optique et d'une conscience capable de juger chrétiennement des événements. La preuve : à Genève, il y a quelque 4.000 abonnements au Courrier, 80 au Pays [journal catholique jurassien], 180 à la Liberté de Fribourg, et 10 à la Croix. Quant à notre journal catholique le Courrier, même s'il est en progrès, on trouve pourtant qu'il ne correspond pas au besoin que l'on a d'un journal catholique à Genève. Une preuve : c'est le petit nombre d'abonnés qui n'augmente pas malgré un grand accroissement des catholiques. A part les articles de Leyvraz et l'un ou l'autre de temps et temps, le Courrier n'apporte pas grand'chose du point de vue catholique. On a l'impression qu'il y manque un Comité de rédaction sensibilisé aux problèmes qui agitent l'opinion; il y manque également une présence sacerdotale2476. Par ailleurs, le Courrier ne peut pas lutter contre la concurrence des grands quotidiens d'information, surtout la Tribune 2477. Autre chose : il ne sait pas découvrir les "centres d'intérêt" qui accrochent le public. On voudrait une plus large part d'information catholique. Il est vrai que, dans le public en général, on n'y tient guère. Une information au sens plus large, comme la première page de la Tribune, plairait davantage. On lui reproche un lien trop marqué avec le Parti indépendant et chrétien-social2478, et de ne pas paraître les jours chômés. Certains commentaires sur les faits locaux peuvent donner, au milieu ouvrier, l'impression que le Courrier lui est opposé",’ par exemple en ce qui concerne les syndicats de gauche. Quant aux paroisses catholiques du canton, seules trois d'entre elles disposent d'un comité de presse. Les autres se désintéressent du problème de l'information.

L'équipe de recherche formule alors plusieurs questions : Disposons-nous d'une presse qui ‘"exerce une influence sur la diffusion et l'orientation de la pensée chrétienne ? (...) Est-il possible de diffuser suffisamment un (...) quotidien catholique pour qu'il joue son rôle ? Le Courrier répond-il aux nécessités pastorales en ce qui concerne la presse et l'information ? (..)"’. Pour juger de cet aspect, l'équipe pense qu'une étude de contenu s'imposerait, de même qu'une comparaison avec d'autres publications non catholiques, telles La Vie Protestante, ou d'autres hebdomadaires qui publient des articles sociaux, éducatifs ou religieux. Le rapport cite le fait suivant : alors que la Tribune sortait quatre numéros consacrés aux Eglises, seul un article de Leyvraz dans le Courrier abordait le même thème. En outre, le ‘"lien trop visiblement marqué entre le Courrier et le Parti (...) rend difficile de donner au Courrier un caractère authentiquement "missionnaire", et rend inévitable une impression de collusion entre la religion et la politique, surtout dans les milieux populaires. D'autre part, le Courrier est-il assez libre et indépendant à l'égard des milieux dirigeants de la finance et des professions2479 ?"’ Au terme de ce chapitre consacré à la presse quotidienne, le rapport suggère de créer un hebdomadaire catholique, à répandre très largement dans les familles et qui pourrait remplacer les bulletins paroissiaux.

Notes
2472.

Rapport annuel de la Société du Courrier, 1959. Chapitre "Propagande et statistiques des abonnements", p. 31. Archives du Vicariat général, cote Courrier.

2473.

Lettre d'Emile GABEL à Mgr Marcel Bonifazi, 7 juin 1961, op. cit., p. 1-2.

2474.

Ibid., p. 2.

2475.

"Rapport de l'équipe de recherche sur l'information", document non daté, classé sous "Années 1960-1962" dans les archives de la Mission, au Vicariat général de Genève.

2476.

Cette remarque nous paraît étonnante puisqu'en tout cas une fois par semaine, à la Une, il y a un article fourni par un prêtre.

2477.

En 1961, la moyenne de tirage des quotidiens genevois est la suivante : La Tribune de Genève, 60.500. La Suisse, 42.100. Le Journal de Genève, 13.100. Le Courrier : 11.250.

2478.

Il semblerait que Le Courrier mettait à disposition du Parti le nom de ses abonnés pour que le Parti incite les lecteurs du journal à militer dans ses rangs.

2479.

"Rapport de l'équipe de recherche sur l'information", document non daté, op. cit.