6. UNE RÉVOLUTION CONTROVERSÉE

Pour étendre la palette des lecteurs, la direction du Courrier projette de lancer un journal d'information apte à toucher le grand public. L'équipe de rédaction est sceptique puisqu'il existe déjà un journal massivement lu dans le canton, La Tribune de Genève. En outre, les journalistes réagissent très mal au fait que la direction du Courrier ait décidé d'investir 80.000 fr. dans "l'expérience Gabel" alors que jusqu'ici, les demandes présentées par les rédacteurs pour l'achat d'un télex-récepteur (afin de faciliter la tâche des correspondants) et d'un clichographe (permettant d'améliorer l'illustration du journal) avaient toujours été refusées en arguant le manque d'argent. Les projets envisagés par Gabel rendent Trachsel optimiste puisqu'il déclare, dans une lettre adressée à Leyvraz le 23 décembre 1960 : ‘"Avec l'année qui se termine, je crois pouvoir dire que je suis au bout de mes soucis concernant l'exploitation de l'imprimerie qui dès l'année prochaine (1961), fonctionnera normalement. Aussi suis-je prêt à prendre de grands risques pour que l'effort centré sur le journal s'accomplisse de telle manière que nous puissions, peut-être dans quelques mois, assister à une remontée2480."’ Malgré tout, Trachsel annonce aux employés que si l'expérience échoue, le quotidien deviendra hebdomadaire. Cette déclaration éveille de grandes craintes au sein du personnel, puisqu'un tel changement provoquerait une diminution des postes de travail.

Comme d'habitude, suite probablement aux actions menées par l'équipe des rédacteurs qui se sent mise ‘"pieds et poings liés entre les mains de la direction française2481"’ qu'elle accuse d'exercer "un effet dépressif2482" sur le public, des protestations vont être adressées à Mgr Charrière. Le 3 avril 1961, Francis Laurencet, député, le vieux combattant du Corporatisme et du Parti, pense que l'évêque ignore ce qui se passe au Courrier et qu'il faut dès lors l'en informer :

‘"Bien cher Monseigneur, Il m'apparaît comme un devoir de vous adresser la présente. Quelques-uns parmi nos meilleurs militants de Genève se montrent, au cours de ces dernières semaines très anxieux au sujet de la situation de René Leyvraz au Courrier. Ils déclarent que deux tentatives de modifier sans son accord sa situation au journal se sont déroulées récemment et que la volonté de le "limoger" le poursuit. Pour moi, je me suis promis de ne plus m'occuper du Courrier depuis le temps lointain où j'ai été chassé du Conseil d'Administration par l'abbé Compagnon. Cependant je suis très attaché à notre organe et je souffre physiquement de toute opposition personnelle, tenace et haineuse qui sépare des hommes entre qui la charité seule devrait exister. (...) Mon vieux compagnon René Leyvraz reste pour moi et pour beaucoup l'admirable lutteur, le drapeau de notre action. Il dispense la doctrine dont nous avons besoin dans ces temps troubles. Bien des jeunes trouvent en lui le conseiller et le guide, je le sais par mes fils et tous les jeunes, même non catholiques, qu'ils fréquentent. Alerté récemment, je suis allé le voir alors que nous n'avions eu que de rares contacts durant ces dernières années. Je l'ai trouvé dans un état de grande fatigue nerveuse. L'atmosphère de chicanes qui règne dans la maison lui pèse lourdement sur les épaules. Il est dans l'état d'esprit de celui qui attend de nouveaux coups. Il reste cependant apte à continuer magnifiquement sa tâche s'il est entouré de quelques conseillers amicaux et non plus d'adversaires."’

Suite, certainement, à la discussion qu'il a eue avec Leyvraz, Laurencet formule alors quelques suggestions : Trachsel et Leyvraz ‘"sont à la tête de deux secteurs du Courrier qui devraient être séparés. L'administration de l'imprimerie et du journal constitue un domaine commercial et doit rester telle entre les mains d'un administrateur. Par contre la rédaction devrait rester indépendante; la pensée, la doctrine ne sauraient être soumises à des préoccupations essentiellement d'ordre matériel. La rédaction n'a pas à être soumise à l'administration. En fait, le budget général de l'entreprise devrait comporter un budget de la rédaction dont le chef de rédaction devrait avoir la pleine disposition. Telle est l'organisation intérieure de chacun des quotidiens genevois que je connais. Telle est aussi l'organisation de l'Etat (...). Les conflits éventuels dans ce domaine seraient à trancher par le Conseil d'Administration qui devrait avoir un égal souci du matériel et du rédactionnel. Malheureusement il faut bien constater que ce Conseil est formé pour la majeure partie d'hommes d'affaires certainement compétents mais ne représentant pas notre monde catholique dans sa variété sociale. Telles sont Monseigneur, les remarques que je me permets de vous transmettre, vous laissant l'entière appréciation de chacune d'elles. Veuillez être assuré que, de tout mon coeur, je chercherai, de façon lointaine, à user de ma modeste influence dans le sens de la paix et du travail constructif, le seul qui reste et qui compte2483."’

Dans sa réponse à Laurencet, Charrière prend la défense de Trachsel et informe son correspondant que Leyvraz, ‘"malgré ses très grandes qualités, n'arrive pas à être vraiment le chef de la rédaction. Ses articles sont très souvent excellents, bien que, en certaines circonstances, j'ai (sic) eu le douloureux devoir de lui résister, hélas, en vain. (...) Je suis le premier à désirer une entente qui résolve d'une manière durable les douloureuses difficultés du Courrier. Malheureusement, je ne vois vraiment pas ce que je peux faire, étant donné que M. Leyvraz n'a pratiquement aucune confiance en moi. C'est un fait qui me fait une peine très profonde, car c'est de notoriété publique que j'ai fait, moi, une confiance totale à M. Leyvraz, et cela à mon détriment, en acceptant des épreuves très lourdes que je n'ai pas hésité à accepter, parce que je croyais que c'était mon devoir2484. M. Leyvraz est d'accord avec moi dans toute la mesure où préalablement c'est moi qui suis d'accord avec lui. Si je me permets de lui faire une remarque, il m'envoie promener, j'en ai l'expérience douloureuse. Cela est connu et c'est pourquoi ma possibilité d'action, de ce côté-là, n'existe plus. Je ne puis pas agir sur quelqu'un qui n'a pas confiance en moi. Malgré tout ce que je viens de dire, je consentirais moi-même à attendre un changement d'attitude qui me paraît humainement impossible chez M. Leyvraz. Mais le P. Gabel, auquel j'ai dû recourir, en plein accord avec mon Vicaire général (...) se décourage. Nous sommes en présence d'une situation qui ne peut pas durer plus longtemps. Que fera le Comité ? Je ne le sais pas, car ces Messieurs ont, eux aussi, avec moi leurs responsabilités. Je ne puis que vous assurer, de la façon la plus absolue, que je ne me laisse pas diriger par des préventions personnelles à l'égard de celui-ci ou de celui-là et que je n'aurai jamais en vue autre chose que le bien général2485".’

Retour de Laurencet qui, après les explications données par Charrière, se dit "profondément nâvré" (sic) de l'attitude de Leyvraz ‘"vis-à-vis de l'autorité. Mon sentiment était que tout venait d'une rivalité personnelle envers Trachsel. Je suis obligé de constater que la chose est beaucoup plus grave. Cependant je n'ose me représenter le Courrier sans les articles de Leyvraz2486".’

Les premiers mois de Gabel au Courrier ayant été définis comme une sorte de "noviciat", le Conseil d'administration est appelé à statuer définitivement sur son sort au printemps 1961. Trachsel en informe l'évêque par ces lignes :

‘"Nous serons appelés, vous-même et notre Conseil, à prendre une décision pour la rédaction. Le Père Gabel vous a écrit à ce sujet. D'autre part, j'ai eu des pourparlers avec M. Leyvraz à l'issue desquels il m'a remis une proposition d'accord que, personnellement, je juge inacceptable. Il faudra donc résoudre le problème soit en adoptant un compromis différent, soit en prenant une décision claire et nette ratifiant ce qui a été arrêté précédemment2487."’

De son côté, Gabel adresse une note à l'intention d'Henri Flamand, alors président du Conseil d'administration du journal. Dans le tour d'horizon qu'il établit, le religieux demande qu'une ‘"décision solennelle [soit prise] en raison des résistances obstinées rencontrées à l'intérieur et des menées poursuivies à l'extérieur, sur les plans politique, rédactionnel et personnel"’. Il signale que ‘les "améliorations ou transformations projetées ont dû être interrompues ou remises"’ pour des motifs tenant d'une part à la rédaction et, d'autre part, à ses propres absences fréquentes (secrétariat de l'U.I.P.C. à Paris et secrétariat pour le Concile à Rome), ainsi qu'à une crise de sciatique. Les cinq mois passés par Gabel à Genève lui ont ‘"fait prendre la mesure des limites de l'influence et des chances du Courrier (...). S'il faut amorcer un nouveau départ, ce sera avec plus de circonspection et avec une crainte réelle. La difficulté de ma qualité d'étranger, que j'avais longtemps objectée, m'est apparue plus nette. Je serai longtemps un intrus parmi les membres de la presse catholique suisse, en raison de l'action menée au sein de l'Association; je ne pourrais pas traiter, en dehors même des problèmes suisses, certaines questions sans que des remous se produisent maintenant dans le milieu restreint où stagne le Courrier. Les investissements financiers exceptionnels indispensables à la relance d'un journal (dont j'ai entretenu à plusieurs reprises M. Trachsel par correspondance, et tout particulièrement dans une lettre du 21 juillet 1960) me paraissent irréalisables dans la situation présente"’ . Conclusion sans appel du directeur de la rédaction : ‘"Nous avons perdu en fait une année; nous avons donc dû permettre qu'un journal gravement atteint m'apparaisse - à moi au moins (M. Trachsel qui a une vue plus juste et plus de courage n'est pas de cet avis) - comme touché mortellement2488."’

Gabel était considéré, par les responsables du Courrier, comme un sauveur qui devait permettre de sortir le journal de sa situation financière difficile en le rénovant, grâce à un important investissement financier. Il est probable que le plan de ce religieux ait été le suivant : rajeunir le journal en l'adaptant aux goûts du jour ce qui, sans conteste, aurait chambardé la ligne rédactionnelle tenue jusque-là. Investir, financièrement, dans cette opération grâce à l'apport des bénéfices réalisés par l'imprimerie du Courrier et à une augmentation des abonnés, attirés par ce journal modernisé. Mais cette solution était-elle vraiment réalisable ? nous nous permettons d'en douter.

Notes
2480.

Lettre d'Albert TRACHSEL à René Leyvraz, 23 décembre 1960, citée dans "La situation de la rédaction du Courrier après l'arrivée du R.P. Emile Gabel", 24 janvier 1961, op. cit., p.3.

2481.

Ibid.

2482.

Ibid., p. 4.

2483.

Lettre de Francis LAURENCET à Mgr François Charrière, 3 avril 1961. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Xl Co 17.

2484.

L'évêque fait peut-être allusion ici, une nouvelle fois, à la liquidation de l'ancienne équipe du Courrier de Genève, en décembre 1945.

2485.

Lettre de Mgr François CHARRIÈRE à Francis Laurencet, 1er mai 1961. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote XI Co 17 (1957-64).

2486.

Lettre de Francis LAURENCET à Mgr François Charrière, 7 juin 1961. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Xl Co 17.

2487.

Lettre d'Albert TRACHSEL à Mgr François Charrière, 20 avril 1961. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Xl Co 17.

2488.

Note du Père Emile GABEL à Henri Flamand, 1er mai 1961, op. cit.