Le 23 mai 1961, la décision de Gabel est prise : il va quitter le Courrier. Cette résolution est justifiée ainsi dans la lettre que le religieux adresse à l'évêque et qui, bien qu'il s'en défende, met en question le maintien de Leyvraz au journal : ‘"Le principal motif de cette décision, que je regrette très vivement et qui me pose plus d'un problème, est ma conviction chaque jour renforcée d'aller à un échec. Il me semble moralement et matériellement impossible de donner au journal le style et l'allure exigés par la situation générale de la presse et par les conditions particulières du Courrier, aussi longtemps que M. Levraz (sic)2489 y demeurerait effectivement présent. Trop de choses ont eu le temps, pendant sept mois, de se cristalliser autour de lui et contre moi; de plus, nous avons perdu l'effet de surprise et le bénéfice du préjugé favorable. Si M. Levraz demeurait présent au journal et s'il continuait à lui donner la même collaboration que par le passé, il aurait polarisé ou excité le mécontentement. Les prétextes assurément n'auraient pas manqué, ni certaines solidarités très naturelles après de si nombreuses années de travail commun et isolé tout à la fois. L'expérience des sept mois écoulés m'oblige à conclure que nos deux présences s'excluent absolument. Et comme je ne voulais ni ne pouvais exiger le départ du rédacteur en chef, il était plus normal que le dernier venu et l'étranger s'en aille, vous demandant de le décharger de la mission que vous aviez bien voulu lui donner et pour laquelle vous lui aviez maintenu votre confiance. Ce n'est pas un coup de tête, vous le savez, Excellence. J'ai remis de jour en jour, même de semaine en semaine, une décision que d'autres m'avaient conseillé de prendre plus rapidement; je comptais toujours sur je ne sais quelle heureuse évolution. Cette attente dans l'inaction a, sans doute autant que tout le reste, renforcé le sentiment de l'impuissance et de l'inutilité. Vous avez bien voulu m'appeler pour une tâche précise. Or, je n'ai plus pratiquement, après ces quelques mois passés à Genève, ni ma liberté d'initiative, ni la totalité de mes moyens, et cela plus sur le plan psychologique que technique, pour tenter ce sauvetage. Par lui-même, le risque était déjà grand et il ne pouvait être pris que si personne sur le bâteau (sic) ne me désignait d'avance comme le naufrageur et creusait de nouvelles voies d'eau. Pardonnez-moi d'avoir d'abord répondu à votre attente, de vous avoir donné un espoir, et de les (sic) décevoir maintenant. J'ai rencontré à Génève (sic), surtout auprès de Mgr Bonifazi, beaucoup de compréhension et de sympathie. Hélas ! cela ne m'a pas suffi à me faire croire que je serais capable de surmonter les obstacles. De M. Trachsel, j'ai admiré la sérénité et l'honnêteté; j'ose espérer que mon départ ne dénouera aucune maille d'une amitié déjà ancienne. N'ayant pu travailler au Courrier, mais connaissant ses difficultés, je pourrai à tout le moins prier avec plus de ferveur pour cette oeuvre et les soucis qu'elle vous cause2490."’ Une fois encore, comme dans la plupart des lettres qui s'échangent au sujet du Courrier, l'ultime solution préconisée est celle de la prière.
Dans la lettre qu'il adresse au partant, le vicaire général Bonifazi dit sa peine et son regret face à cette décision, d'autant plus qu'il avait conservé un ‘"petit ilôt (sic) d'espérance (...). Votre passage au journal n'aura cependant pas été inutile. Vous avez obligé les uns et les autres à se remettre en face du journal catholique de formation par l'information2491 et si nous n'avons pas réussi jusqu'ici, les premiers jalons ont été posés et nous pourrons essayer de nous remettre à l'oeuvre dès que nous aurons le "personnel" nécessaire. C'est bien mon angoisse : arriverons-nous assez vite à le trouver ? (...) Monsieur Trachsel vous a peut-être dit que nous vous demanderions encore un service : celui de nous aider à informer le clergé par une lettre bien pensée et claire2492".’
L'amertume de Gabel transparaît dans sa réponse au Vicaire général, où il tient particulièrement à démentir un bruit qui court, celui d'un complot visant à mettre Leyvraz à la porte du journal : ‘"Vous savez que c'est une pure calomnie. (...). A aucun moment de ces sept mois que j'ai passés à Genève, ni moi, ni M. Trachsel n'avons posé devant le conseil d'administration ni devant l'Evêque l'alternative : ou le Père Gabel, ou M. Leyvraz2493."’ En outre, il affirme que son rôle ne consistait pas à évincer le rédacteur en chef, mais à le suppléer dans la tâche de direction. Une nouvelle fois, il se livre à l'analyse du journal, en la focalisant maintenant sur la personne du rédacteur en chef :
‘"Si le Courrier est en perte de vitesse, ce n'est pas principalement en raison de l'affaiblissement du catholicisme genevois, de l'indifférence des catholiques ou du désintéressement du clergé comme on le prétend, mais c'est bien tout d'abord, parce que le Courrier n'est plus un journal répondant aux exigences actuelles du lecteur d'un journal. Je ne conteste ni la veine, ni le talent, ni les mérites de M. Leyvraz, je vous les ai signalés à plusieurs reprises. Mais M. Leyvraz, quant à la conception du journal, et donc quant à la collaboration qu'il y apporte est - je vais être sévère - complètement déphasé par rapport à notre génération. Il représente la conception "romantique" de la presse catholique. Il s'attache uniquement aux problèmes et laisse filer l'événement. Il s'émeut et morigène et n'expose pas le fait ni ne le juge en toute sobriété. Il ne réagit plus en prise directe sur l'événement, mais embraie à partir de ce que d'autres ont écrit sur un événement, ou plutôt sur un problème. Toute une clientèle est encore sensible à ces méthodes qui ont eu leur éclat en leur temps. Cette clientèle-là, certes, M. Leyvraz la connaît, elle le lui rend bien, il me l'a répété. Mais hélas, cette clientèle-là meurt aussi ! Il fallait, pour relancer le Courrier, se mettre sur la longueur d'onde des sensibilités, des exigences, des goûts d'une autre clientèle - sans rejeter la précédente - donc de celle (...) même qui quittait obstinément le Courrier après un essai plus ou moins long2494 ."’Cette analyse est intéressante. Mais n'est-ce pas en grande partie grâce aux éditos de Leyvraz que le journal conserve un lectorat qui, ne l'oublions pas, est formé autant de personnes âgées que de jeunes lecteurs ?
Après avoir vécu une expérience bien difficile, Emile Gabel quittera donc le journal2495. Une lettre de Mgr Bonifazi informe le clergé genevois de ce départ : ‘"Je vous annonçais en septembre dernier, lors de la retraite pastorale, que le Rd Père Gabel venait nous aider à réorganiser le Courrier sur le plan rédactionnel. Il ne s'agissait pas d'une nomination, laquelle devait intervenir plus tard."’ S'il est exact que les premiers mois de Gabel étaient considérés comme un essai, il est en revanche faux d'affirmer qu'il "ne s'agissait pas d'une nomination", puisque les documents envoyés par Charrière et Trachsel, et leur accusé de réception par Gabel, prouvent le contraire. Le vicaire général poursuit :
‘"Le temps a passé .... Le Père Gabel vient de nous quitter, découragé par l'accueil peu favorable qui lui fut réservé par certains rédacteurs ! L'avenir du journal m'apparaît sombre. Avant de partir, et sur ma demande, le Père Gabel m'a fait part de ses réflexions sur le journal2496. Je vous les communique aujourd'hui, car je désire que vous soyez exactement au courant de la situation. Il y aura sans doute autre chose à faire de votre part. Nous en reparlerons à l'occasion2497."’Commentaire de Leyvraz au fidèle ami Reynold :
‘"Vous devez être surpris, sinon peiné, de mon très long silence, après l'aide si cordiale et si généreuse que vous m'avez accordée dans mes difficultés. Je ne pouvais rien vous dire d'utile tant que nous étions dans le tunnel, sans en discerner la sortie. Il vient de se produire un fait décisif. Le P. Gabel a donné sa démission, et il a déjà quitté le Courrier, où d'ailleurs il ne faisait pratiquement plus rien depuis la mi-janvier. Son expérience, qui a coûté 80.000 francs, n'a pas amené un seul abonné nouveau. (...) La lettre de démission du P. Gabel, adressée au Conseil d'administration, est une charge à fond contre moi et m'impute tout l'échec de l'expérience, parce que j'aurais "polarisé la résistance". Il déclare ne pouvoir sauver le Courrier tant que j'y suis présent. Il faudrait donc choisir entre lui et moi. Or vous savez qu'en haut lieu, à Fribourg comme à Genève, on s'est engagé sans réserve derrière le Père G. Il s'ensuit qu'on adopte son point de vue quant à son échec. Au cours d'une réunion du clergé genevois qui a eu lieu vendredi dernier, le Vicaire Général a annoncé le départ du Père - au milieu d'un silence total - en déclarant que la copie de sa lettre de démission serait envoyée à tous les prêtres de Genève, sans que j'aie eu la possibilité de faire valoir mon point de vue, n'ayant d'ailleurs jamais été convoqué et entendu au long de cette affaire, ni par l'Evêque, ni par le Vicaire Général, ni par le Conseil d'administration. Le V.G. a d'autre part annoncé qu'il y aurait en automne une grande assemblée du clergé pour examiner l'ensemble de l'affaire du Courrier.Dans sa réponse, Reynold suggère à Leyvraz d'attendre de voir ce qui se passera en septembre; puis, commentant l'événement : ‘"(...) Il y a tout de même un bénéfice, le P. Turbateur est parti ....2500."’
Retour de Leyvraz qui tient compte du conseil donné par Reynold et qui poursuit :
‘"La lettre du P. Gabel - quatre pleines pages - vient d'être envoyée à tout le clergé genevois par M. le Vicaire Général. Je l'ai reçue également. Je me suis borné à un bref accusé de réception où je me suis cependant permis de faire remarquer qu'en 1960, comme en 1958, j'avais été mis devant un fait accompli (...). Je suis donc "l'accusé public N° 1" du catholicisme genevois. Comme c'est la troisième fois, j'en ai pris assez rapidement mon parti. Dieu n'a pas permis que je faiblisse un instant dans ma tâche et c'est pour moi l'essentiel2501."’Le 25 avril 1963, Schubiger notera dans son Journal intime :
‘"Je reçois de Paris le dernier numéro (mars-avril) de Journalistes catholiques, bulletin de l'Union internationale de la Presse catholique, dirigée par le R. P. Gabel, ex-directeur de La Croix. De l'éditorial, intitulé "L'Eglise et notre temps", j'extrais le passage suivant : "Refuser un verre d'eau à un pauvre, c'est le refuser au Christ. Donc, bafouer un droit de l'homme chez le plus faible d'entre les hommes, humilier le plus petit dans sa dignité, n'est-ce pas maltraiter et humilier le Christ ? Car l'homme tient autant, plus même, à sa dignité et à sa liberté qu'à son pain et à son vêtement." Très juste et très beau. Mais il se trouve que j'ai bien connu l'auteur de ces lignes remarquables. Il ne manquait ni de qualités professionnelles, ni même de certaines qualités humaines. Quoique religieux, il avait l'art d'humilier comme pas un les hommes soumis à sa direction - et parfois avec quelle cruauté, frisant le sadisme. C'était, de sa part, davantage inconscience que méchanceté; au surplus, d'une incroyable maladresse dans le domaine psychologique, ce qui est redoutable plus encore chez un prêtre, ayant une vocation apostolique et charge d'âmes, que chez un laïc. J'en parle d'autant plus aisément qu'après deux ou trois heurts initiaux, qui me laissèrent pantelant de surprise ... et d'indignation, nous eûmes de bons rapports dans l'ensemble, presque amicaux vers la fin. N'empêche que je l'ai vu blesser, voire ulcérer d'autres hommes qui avaient simplement le tort de ne point partager ses vues, fort discutables au demeurant, sur le rôle et les méthodes des journalistes catholiques. Il y avait chez lui un côté brouillon, d'agité agitant (comme eût dit Léon Daudet), qui ne facilitait pas l'entente. Avec cela, capable de bons mouve-ments, et je le répète, plus inconscient que méchant. Ce que j'ai cité de lui plus haut, il a dû l'écrire d'un coeur sincère et parfaitement convaincu de la justesse de ses affirmations. J'ai souvent pensé qu'il y avait du pathologique dans son cas. Mais une telle contradiction entre les paroles et les actes, surtout chez un prêtre, peut avoir des conséquences tragiques. Elle n'est pas faite, en tout cas, pour gagner les âmes à l'Eglise. Et elle est, malheureusement, moins rare qu'on ne le pense2502."’Le nom de Leyvraz est toujours mal orthographié dans cette lettre tapée à la machine. Toutefois, Gabel l'a corrigé en ajoutant à la main le "y" manquant. Ainsi, après 7 mois de travail au Courrier, ce directeur ne saurait même pas écrire le nom de son subalterne. Ou bien cette missive peut avoir été tapée par la secrétaire de Gabel lequel a, ensuite, corrigé l'orthographe ?
Lettre d'Emile GABEL à Mgr François Charrière, 23 mai 1961. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Xl Co 17 (1957-64).
Le Vicaire général reprend vraisemblablement ici une expression qui a été créée par Gabel.
Lettre de Mgr Marcel BONIFAZI à Emile Gabel, 3 juin 1961. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III Bo.
Lettre d'Emile GABEL à Mgr Marcel Bonifazi, 7 juin 1961. op. cit., p. 3.
Lettre d'Emile GABEL à Mgr Marcel Bonifazi, 7 juin 1961. op. cit., p. 3.
Gabel trouvera la mort quelques années plus tard, en mars 1968, dans un accident d'avion.
Nous n'avons pas retrouvé cette annexe à la lettre au clergé. Il s'agit vraisemblablement des remarques que nous avons abondamment citées dans ce chapitre, sous la référence "Lettre d'Emile GABEL à Mgr Marcel Bonifazi, 7 juin 1961".
Lettre de Mgr Marcel BONIFAZI au clergé de Genève, sur papier portant comme entête : "Evêché de Lausanne, Genève et Fribourg. Vicariat général de Genève", 19 juin 1961. Ce document nous a été remis par Pierre Dufresne.
Roger Pochon fut le directeur et rédacteur en chef de La Liberté de Fribourg de 1945 à 1970.
Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 19 juin 1961. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold, dossier Gabel, op. cit.
Lettre de Gonzague de REYNOLD à René Leyvraz, 21 juin 1961. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold, dossier Gabel, op. cit.
Lettre de René LEYVRAZ à Gonzague de Reynold, 27 juin 1961. Bibliothèque nationale, Berne, fonds Gonzague de Reynold, dossier Gabel, op. cit.
Henri SCHUBIGER. A Contre-Courant, Journal d'un écrivain non engagé. Genève : éd. Perret-Gentil, 1970, p. 121-122.