VII. LA LENTE TOMBÉE D'UNE CHAPE DE SILENCE

1. LA RESTRUCTURATION DE LA RÉDACTION

En novembre 1961, au lendemain du départ du P. Gabel et du rapport concocté par l'équipe de rédaction, Trachsel adressait ce message à l'évêque :

‘"Nos difficultés rédactionnelles semblent s'orienter vers l'apaisement. En effet, M. Leyvraz accepte maintenant la venue au Courrier d'un jeune rédacteur en chef. Il m'a fait comprendre qu'il avait un ardent désir que nous sauvegardions les apparences vis-à-vis de l'extérieur, aussi lui ai-je proposé, pour tenir compte de ses voeux, que M. de Ziegler2530 entre chez nous le 1er avril ou le 1er mai 1962 - après ses stages à La Croix de Paris et au journal Vers l'Avenir de Namur - en qualité de rédacteur en chef adjoint, mais avec les pouvoirs techniques du rédacteur en chef. Dès le 1er janvier 1963, M. de Ziegler prendra officiellement le titre de rédacteur en chef, mais nous ne ferons pas de grandes déclarations dans le journal. Je me suis aperçu que ce qui compte pour M. Leyvraz, c'est de ne pas perdre la face vis-à-vis de l'extérieur. Tout se ramène donc à une question de prestige2531."’

Le 21 décembre 1962, Trachsel signale à Charrière que le Conseil ‘"a pensé bien faire en retardant au 1er juillet la nomination officielle de M. Jean-René de Ziegler en qualité de rédacteut (sic) en chef. Nous témoignons ainsi de notre bonne volonté puisque nous attendons le quarantième anniversaire de journalisme catholique de M. Leyvraz pour procéder à cette nomination. Comme cet événement pourrait être l'objet de nouvelles attaques contre nous, nous pensons que la période des vacances sera moins favorable au déclenchement de "bagarres"2532"’ ! Le "cadeau" qui sera offert à Leyvraz est dès lors tout préparé.

En mars 1963, Leyvraz fête donc ses quarante ans de journalisme à Genève. Le Courrier du 1er mars consacre à cet événement, sous la signature de Ganter, deux colonnes à la Une. Dans son article, voulant éviter peut-être de mettre le doigt sur les tensions présentes, Ganter se borne à évoquer les ‘"débuts d'une carrière combien féconde (...)2533"’. Seule allusion au présent, après avoir retracé l'itinéraire des sinueux "chemins de la montagne" : ‘"Depuis, René Leyvraz est resté imperturbablement fidèle - d'une fidélité terrienne - à l'élan initial. Et depuis quarante ans, il lutte contre vents et marées pour l'Eglise et le Pays."’

De son côté, le curé Jean Blanche, de Notre-Dame, écrit dans le bulletin paroissial d'avril :

‘"C'est un bien modeste hommage d'admiration et de gratitude que je veux adresser aujourd'hui à René Leyvraz à l'occasion de son quarantième anniversaire de journaliste chrétien. L'amitié qu'il me porte, et que je lui rends de mon mieux, m'oblige à la discrétion car le secret des âmes est chose trop précieuse et délicate pour la livrer au public. Je ne puis m'empêcher cependant de lui exprimer une reconnaissance toute spéciale pour les lumières qu'il a apportées à notre communauté paroissiale en nous autorisant à reproduire fréquemment dans les colonnes de notre journal ses articles courageux et magistraux parus déjà dans le Courrier. Je lui dois aussi une reconnaissance toute personnelle. Si loin que je remonte dans mon passé de prêtre et de jeune homme, je crois que j'ai toujours lu René Leyvraz. Et je puis même affirmer qu'il est le journaliste auquel j'ai été le plus fidèle et dont j'ai le plus reçu. C'est à lui assurément que je dois mes orientations sociales et celles qu'on me prête trop généreusement parfois. Il m'a montré comment dans le concret de notre vie de chrétien et de citoyen suisse et genevois devaient et pouvaient s'appliquer les enseignements de l'Eglise sur le plan de la Cité. Et je ne parle pas de tous les autres problèmes moraux, philosophiques, littéraires, politiques traités par lui avec une extraordinaire lucidité, dont j'ai tiré le plus grand profit. On n'a pas fait grand bruit autour de cet anniversaire. C'est heureux et c'est bon signe ! Dans notre monde moderne atteint par la pourriture des empires décadents on n'a d'yeux et d'oreilles que pour les super-vedettes, les super-champions, les super-scandales, les super-fortunes. La franchise, la loyauté, la justice, la miséricorde, l'abnégation, la fidélité - vertus de René Leyvraz - n'intéressent plus que les généreux chrétiens et les vrais amis. Mais, ils savent, ceux-là, que celui qui gravit les "Chemins de la Montagne" avec ses fleurs et ses calvaires verra poindre au sommet la splendeur de l'éternelle lumière2534."’

Si les informations données par Trachsel à l'évêque peuvent faire penser que le Conseil d'administration du Courrier a pris ses décisions de manière unanime au sujet du remplacement de Leyvraz, une lettre adressée par un membre, John Chevrier, montre qu'il peut y avoir des divergences au sein de cette instance; elle témoigne également des tensions dans lesquelles le départ du rédacteur en chef sera enrobé : ‘"Je prends la respectueuse liberté de vous faire part de la proposition que j'ai présentée lors de la dernière séance du Conseil d'administration du Courrier, proposition qui n'a pas été accueillie comme je le souhaitais. La voici. On a eu, à l'administration du Courrier tous les ennuis que vous savez avec nos rédacteurs, Mr. (sic) R. Leyvraz en particulier. Ce dernier va nous quitter prochainement pour prendre sa retraite et fêter son 40e anniversaire de journaliste catholique. Il a reçu déjà beaucoup de témoignages affectueux de la part de ses amis, de ses admirateurs et de lecteurs du Courrier. (...) J'avais donc, de mon côté, proposé à Mr. Flamand, notre Président, d'associer notre administration à ces divers témoignages. C'eut été, selon moi, un geste d'apaisement absolument conforme aux règles de la charité, de la miséricorde, dont nous nous prévalons. Même si nous avons souffert de l'attitude adoptée par Mr. Leyvraz en certaines circonstances, je ne comprends pas pourquoi, nous catholiques, nous ne pardonnerions pas, pourquoi nous entretiendrions de l'amertume à son endroit ! On m'a dit, au Conseil, que notre geste - si nous donnions suite à ma proposition - serait un acte d'hypocrisie et que Mr. Leyvraz pourrait le repousser. Selon moi, Mr. Leyvraz est trop intelligent et cultivé pour ne voir dans ce geste autre chose que notre désir de pacification et d'oubli de moments pénibles. Pour motiver mieux le refus de ma proposition par le Conseil, il m'a été dit que notre Evêque - Vous, Monseigneur, l'un des Pères du Concile - serait certainement opposé à un tel geste de paix ! J'ai de la peine à le croire ! C'est pourquoi je me suis permis de vous écrire, Monseigneur, pour vous demander bien humblement de nous donner vos directives à ce sujet, directives auxquelles je souscris d'avance, quelles qu'elles soient2535."’ Nul ne saura jamais quelle réponse Charrière donnera à cette requête puisqu'au haut de la lettre de Chevrier, l'évêque a noté à la main : "Réglé par téléphone le 25.4.". Il est clair, en revanche, qu'aucun hommage officiel ne sera rendu par l'administration au rédacteur en chef pour ses quarante ans de journalisme.

Dans le Courrier des 29-30 juin 1963, les lecteurs liront, à la Une, une brève information en gras, encadrée et titrée "A la rédaction du COURRIER", signée Albert Trachsel, Administrateur délégué :

‘"Monsieur René LEYVRAZ, qui fête cette année ses 40 ans de journalisme et ses 65 ans d'âge et qui se dévoue depuis de nombreuses années au service du Courrier, est désireux d'être déchargé de certaines tâches rédactionnelles. Nous avons accédé à ce voeu et avons prié M. Leyvraz d'accepter le poste de directeur rédactionnel. Nos lecteurs sont assurés de trouver chaque semaine, comme auparavant, les éditoriaux de grande valeur écrits par René Leyvraz. Nous le remercions vivement de bien vouloir continuer à faire bénéficier les amis du Courrier de ses articles si appréciés. Dès le 1er juillet 1963, M. Jean-René de ZIEGLER est nommé rédacteur en chef du Courrier. C'est lui qui assumera désormais la responsabilité rédactionnelle du journal et les multiples tâches qui sont celles d'un chef de rédaction. M. de Ziegler, qui était jusqu'à maintenant rédacteur en chef adjoint, s'est préparé à ses nouvelles fonctions pendant une année et demie. Nous ne doutons pas qu'il consacrera le meilleur de lui-même au Courrier pour le plus grand intérêt de nos lecteurs2536."’
Notes
2530.

Jean-René de Ziegler entrera en 1962 à la rédaction du Courrier. En 1963, il sera nommé ré-dacteur en chef et démissionnera en 1965. Puis il reviendra occuper cette fonction dès 1966, fonction reprise en 1980 par Pierre Dufresne, après une brève période occupée auparavant par Roger Villard de Thoire et Rodolphe Eckert.

2531.

Lettre d'Albert TRACHSEL à Mgr François Charrière, 17 novembre 1961. Archives de l'Evê-ché, Fribourg, cote Xl Co 17.

2532.

Lettre d'Albert TRACHSEL à Mgr François Charrière, 21 décembre 1962. Archives de l'Evê-ché, Fribourg, cote Xl Co 17.

2533.

Edmond GANTER. "Sur les Chemins de la Montagne, 1923-1963". Le Courrier, édito du 1er mars 1963.

2534.

Jean BLANCHE. "Hommage à René Leyvraz". Bulletin de la paroisse Notre-Dame, avril 1963.

2535.

Lettre de John CHEVRIER à Mgr François Charrière, 24 avril 1963. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote Xl Co 17.

2536.

Albert TRACHSEL. "A la rédaction du Courrier". Le Courrier, 29-30 juin 1963.