Un autre aspect de la réflexion conciliaire - celui de la liturgie - retient particulièrement l'attention de Leyvraz, et ce d'autant plus que quelques amis lui demandent d'aborder cette question dans ses articles. En effet, la réforme liturgique qui vient de commencer touche, concrètement, le peuple chrétien dans sa vie religieuse; beaucoup de fidèles se disent déconcertés par l'abandon du chant grégorien ou d'une liturgie en latin qu'ils assimilent à une perte de la beauté et de la tradition. Dans ses lignes, Leyvraz s'exprime non seulement en tant que journaliste, mais surtout en tant qu'homme de ce peuple chrétien qui s'est converti au catholicisme :
‘"La présente rénovation ou restauration de la liturgie catholique (...) répond à des voeux depuis longtemps formés en moi. Non pas que je fusse animé d'un esprit de ressentiment ou de rupture à l'égard de certaines formes qui ont si longtemps encadré et porté la piété catholique, et qui se trouvent soudain modifiées, de telle manière que bien des fidèles peuvent en être de prime abord déconcertés ou troublés. Formes dans lesquelles j'ai moi-même vécu pendant plus de quarante ans, les ayant consciemment adoptées lors de ma conversion en 1920.Mais la réforme liturgique divise aussi le catholicisme français entre la "droite" et la "gauche", entre "intégristes" et "progressistes", et Leyvraz demande de veiller à ce que ces tensions ne se reproduisent pas en Suisse2543. Il s'appuie alors sur un article de Maurice Vaussard (dont il apprécie la pensée, même s'il ne la partage pas toujours) qui, dans Le Monde 2544, a analysé ce phénomène et en a déduit que l' ‘"ignorance du latin par les masses n'ajoute absolument rien aux causes majeures de la déchristianisation"’ dont les sources sont à rechercher dans ‘"l'exploitation de la classe ouvrière par le patronat industriel tout au long du dix-neuvième siècle; la diffusion du marxisme; le scientisme des années 80 véhiculé par l'école laïque durant deux générations; l'hédonisme de l'après-guerre grâce au confort généralisé; l'abandon des disciplines morales qu'imposait l'opinion publique à défaut de la loi".’
Pour sa part, Leyvraz pense qu'il convient de replacer la réforme liturgique dans le vaste ensemble de l'aggiornamento, car l'Eglise n'a jamais prétendu que la seule adoption des langues vivantes ramènerait les athées ou les indifférents à la pratique religieuse. Leyvraz déclare que ‘"pour quiconque a été élevé dans l'Eglise catholique - surtout dans les pays latins - (...) le latin liturgique n'a jamais constitué un motif décisif d'abandonner l'Eglise, ou un obstacle à la ferveur, à l'épanouissement de la foi. A condition cependant qu'on ait un bon missel pour suivre l'office sans rien en perdre. Cette condition oblige à introduire ici une réserve, qui d'ailleurs n'a point échappé à la réflexion de Maurice Vaussard qui déclare: "La réforme n'intéresse pas que la France (...). Sans parler des pays de mission, doit-on s'étonner que Paul VI engage son autorité personnelle de pontife à célébrer des messes en italien dans des paroisses populaires, lorsqu'on sait qu'en Italie pas un fidèle sur cent n'use d'un missel et ne pourrait expliquer avec précision le sens exact de chacune des prières de la messe ? Il en est de même en Espagne, au Portugal, et je pense, dans une Amérique latine en grande partie analphabète, bien que je n'aie pas poussé jusque-là l'investigation. Depuis très longtemps une réforme liturgique raisonnée y était souhaitable"."’
Après cette citation, Leyvraz écrit :
‘"J'irai cependant plus loin que Vaussard sur ce point. Je suis convaincu que pour la masse déchristianisée, faite de gens qui n'ont pas vécu en climat catholique, ou qui n'ont reçu du catholicisme qu'une empreinte superficielle et fugitive, l'usage de la langue vivante comme langue parlée dans la liturgie s'impose comme une nécessité missionnaire, comme l'une des conditions inéluctables de l'accueil aux masses, auxquelles nous devons redonner l'Evangile du salut. Car si nos communautés ecclésiales ne se font pas missionnaires, elles manquent à leur devoir le plus urgent vis-à-vis du monde actuel. La politique du troupeau fidèle replié sur lui-même et "propriétaire" satisfait de la Vérité, est moins que jamais soutenable. Combien faudra-t-il de pertes encore pour que nous en soyons convaincus ? La communauté repliée et fière de son isolement témoigne d'un esprit de secte bien plus que d'un esprit catholique ... (...) Si nous ne comprenons pas toutes les exigences de la mise à jour universelle entreprise par Vatican II, si nous y mettons obstacle par faux traditionalisme ou par surenchère "progressiste", nous contribuons à faire échouer le vaste plan de l'Eglise - peut-être le plus vaste de tous les temps chrétiens - pour la rédemption du monde moderne. Qui d'entre nous prendrait consciemment une telle responsabilité ? Mais on risque de la prendre inconsciemment, par passion mal informée, par manque de réflexion ou d'information ...2545."’Cf. Mt 8,22. René LEYVRAZ. "La liturgie et le peuple chrétien". Le Courrier, 11 mai 1965.
De fait, la réforme liturgique suscitera les mêmes tensions entre les tenants du latin et ceux qui voudront appliquer un esprit nouveau en dépassant largement les instructions romaines.
Maurice VAUSSARD. "Difficile mise à jour". Le Monde. Cité par Leyvraz in "Partout l'Eglise est missionnaire". Le Courrier, 15 juin 1965.
René LEYVRAZ. "Partout l'Eglise est missionnaire", 15 juin 1965, op. cit.