a) La réforme liturgique

Un autre aspect de la réflexion conciliaire - celui de la liturgie - retient particulièrement l'attention de Leyvraz, et ce d'autant plus que quelques amis lui demandent d'aborder cette question dans ses articles. En effet, la réforme liturgique qui vient de commencer touche, concrètement, le peuple chrétien dans sa vie religieuse; beaucoup de fidèles se disent déconcertés par l'abandon du chant grégorien ou d'une liturgie en latin qu'ils assimilent à une perte de la beauté et de la tradition. Dans ses lignes, Leyvraz s'exprime non seulement en tant que journaliste, mais surtout en tant qu'homme de ce peuple chrétien qui s'est converti au catholicisme :

‘"La présente rénovation ou restauration de la liturgie catholique (...) répond à des voeux depuis longtemps formés en moi. Non pas que je fusse animé d'un esprit de ressentiment ou de rupture à l'égard de certaines formes qui ont si longtemps encadré et porté la piété catholique, et qui se trouvent soudain modifiées, de telle manière que bien des fidèles peuvent en être de prime abord déconcertés ou troublés. Formes dans lesquelles j'ai moi-même vécu pendant plus de quarante ans, les ayant consciemment adoptées lors de ma conversion en 1920.
Ce n'est point d'ailleurs d'une rupture qu'il s'agit mais d'une étape nouvelle dans une voie où l'Eglise s'est engagée dès le début de ce siècle, sous le pontificat de Pie X, et en tenant compte des multiples réformes ou adaptations liturgiques qu'elle a opérées au cours des siècles et dès ses origines, sans que jamais on ait été fondé à prétendre qu'elle ait "changé la religion", comme d'aucuns, dans son sein même, l'en accusent maintenant avec une déplorable légèreté. (...) L'Eglise respectera toujours le patrimoine de beauté qui s'est créé pour elle au cours des siècles - mais jamais elle ne consentira à devenir un musée de formes plastiques ou sonores ... (...) La religion catholique - c'est-à-dire universelle dans son dessein - est destinée à l'ensemble des hommes (et non pas à une minorité d'intellectuels ou d'esthètes) et tout ce qui peut la couper de cet ensemble sera tôt ou tard écarté par elle, ce qui ne signifie aucunement une négation de l'art, une réprobation de la beauté formelle, mais un appel à une conception plus haute, plus efficace, plus universelle de l'art, de la beauté. Songez-y bien : ce qu'on appelle aujourd'hui le "peuple chrétien", c'est à peine un dixième de la classe ouvrière, un quart de la bourgeoisie, peut-être un tiers de la paysannerie ... Les enquêtes de sociologie religieuse qui se sont faites depuis vingt ans dans les pays d'Occident sont terrifiantes. Nous avons le plus urgent besoin d'une Eglise ouverte aux aspirations du monde actuel, dont la liturgie même soit rapidement accessible, pour l'essentiel, à tout homme de notre siècle qui pénètre dans une église catholique. (...) L'essentiel, c'est que nous nous efforcions de tout notre coeur de (...) mener à bien [cette réforme] sous la conduite de la Mère Eglise. Quant aux rabâcheurs des polémiques périmées - qui voudraient nous faire croire que le Concile oecuménique est un complot contre la papauté ! - laissons-les à leurs ruminations "judéo-maçonniques". En d'autres termes : laissons les morts ensevelir leurs morts 2542."’

Mais la réforme liturgique divise aussi le catholicisme français entre la "droite" et la "gauche", entre "intégristes" et "progressistes", et Leyvraz demande de veiller à ce que ces tensions ne se reproduisent pas en Suisse2543. Il s'appuie alors sur un article de Maurice Vaussard (dont il apprécie la pensée, même s'il ne la partage pas toujours) qui, dans Le Monde 2544, a analysé ce phénomène et en a déduit que l' ‘"ignorance du latin par les masses n'ajoute absolument rien aux causes majeures de la déchristianisation"’ dont les sources sont à rechercher dans ‘"l'exploitation de la classe ouvrière par le patronat industriel tout au long du dix-neuvième siècle; la diffusion du marxisme; le scientisme des années 80 véhiculé par l'école laïque durant deux générations; l'hédonisme de l'après-guerre grâce au confort généralisé; l'abandon des disciplines morales qu'imposait l'opinion publique à défaut de la loi".’

Pour sa part, Leyvraz pense qu'il convient de replacer la réforme liturgique dans le vaste ensemble de l'aggiornamento, car l'Eglise n'a jamais prétendu que la seule adoption des langues vivantes ramènerait les athées ou les indifférents à la pratique religieuse. Leyvraz déclare que ‘"pour quiconque a été élevé dans l'Eglise catholique - surtout dans les pays latins - (...) le latin liturgique n'a jamais constitué un motif décisif d'abandonner l'Eglise, ou un obstacle à la ferveur, à l'épanouissement de la foi. A condition cependant qu'on ait un bon missel pour suivre l'office sans rien en perdre. Cette condition oblige à introduire ici une réserve, qui d'ailleurs n'a point échappé à la réflexion de Maurice Vaussard qui déclare: "La réforme n'intéresse pas que la France (...). Sans parler des pays de mission, doit-on s'étonner que Paul VI engage son autorité personnelle de pontife à célébrer des messes en italien dans des paroisses populaires, lorsqu'on sait qu'en Italie pas un fidèle sur cent n'use d'un missel et ne pourrait expliquer avec précision le sens exact de chacune des prières de la messe ? Il en est de même en Espagne, au Portugal, et je pense, dans une Amérique latine en grande partie analphabète, bien que je n'aie pas poussé jusque-là l'investigation. Depuis très longtemps une réforme liturgique raisonnée y était souhaitable"."’

Après cette citation, Leyvraz écrit :

‘"J'irai cependant plus loin que Vaussard sur ce point. Je suis convaincu que pour la masse déchristianisée, faite de gens qui n'ont pas vécu en climat catholique, ou qui n'ont reçu du catholicisme qu'une empreinte superficielle et fugitive, l'usage de la langue vivante comme langue parlée dans la liturgie s'impose comme une nécessité missionnaire, comme l'une des conditions inéluctables de l'accueil aux masses, auxquelles nous devons redonner l'Evangile du salut. Car si nos communautés ecclésiales ne se font pas missionnaires, elles manquent à leur devoir le plus urgent vis-à-vis du monde actuel. La politique du troupeau fidèle replié sur lui-même et "propriétaire" satisfait de la Vérité, est moins que jamais soutenable. Combien faudra-t-il de pertes encore pour que nous en soyons convaincus ? La communauté repliée et fière de son isolement témoigne d'un esprit de secte bien plus que d'un esprit catholique ... (...) Si nous ne comprenons pas toutes les exigences de la mise à jour universelle entreprise par Vatican II, si nous y mettons obstacle par faux traditionalisme ou par surenchère "progressiste", nous contribuons à faire échouer le vaste plan de l'Eglise - peut-être le plus vaste de tous les temps chrétiens - pour la rédemption du monde moderne. Qui d'entre nous prendrait consciemment une telle responsabilité ? Mais on risque de la prendre inconsciemment, par passion mal informée, par manque de réflexion ou d'information ...2545."’

Notes
2542.

Cf. Mt 8,22. René LEYVRAZ. "La liturgie et le peuple chrétien". Le Courrier, 11 mai 1965.

2543.

De fait, la réforme liturgique suscitera les mêmes tensions entre les tenants du latin et ceux qui voudront appliquer un esprit nouveau en dépassant largement les instructions romaines.

2544.

Maurice VAUSSARD. "Difficile mise à jour". Le Monde. Cité par Leyvraz in "Partout l'Eglise est missionnaire". Le Courrier, 15 juin 1965.

2545.

René LEYVRAZ. "Partout l'Eglise est missionnaire", 15 juin 1965, op. cit.