VIII. LE TEMPS DES ADIEUX

1. DÉTACHEMENT ET SOLITUDE

Durant ses dernières années au Courrier, Leyvraz est contraint d'annoncer, avec peine et espérance, le décès de plusieurs personnalités qui ont marqué et jalonné sa vie, événements qui invitent, d'une certaine manière, l'éditorialiste à jeter un regard sur son passé, puis à "boucler la boucle" : il y a d'abord, Léon Nicole, ce vieux "compagnon" de route, l'adversaire des années de passion, auquel l'ancien rédacteur en chef adresse un "Adieu" plein de respect :

‘"A l'heure où j'écris ces lignes, je viens d'apprendre la mort de Léon Nicole à l'âge de 78 ans, à l'asile de Loëx où il s'est éteint lundi après-midi, (...). La mort de Nicole m'a douloureusement surpris. Je devais aller le voir dans sa peine et sa maladie. Je le devais depuis longtemps, mais absorbé par mes propres peines et soucis, j'ai remis indéfiniment ... Ainsi sommes-nous faits. Je l'aimais pourtant et lui aussi m'avait témoigné de l'amitié. Nous avions si souvent croisé le fer, et avec quelle violence parfois, mais jamais nous n'étions parvenus à nous détester ... Un jour de grande épreuve pour lui, il m'appela au téléphone. - Pouvez-vous monter me voir ? - Mais bien sûr ! Une demi-heure après j'étais auprès de lui dans sa petite maison de Mervelet, accueilli par le sourire de son épouse admirable. Nicole n'avait rien à me demander; simplement, hors de toute contingence politique, il voulait causer avec moi. D'emblée il se plaça sur le terrain qui nous était commun : l'amour du pays vaudois. Car ce foudre de subversion était incroyablement attaché à son terroir, à son canton. Puis, comme vers 1920 nous avions lutté ensemble pour le socialisme, il me confia son regret d'avoir été amené à rompre avec le Parti socialiste suisse et l'Union syndicale. C'est la seule confidence qu'il me fit sur le plan politique. Je suis convaincu qu'elle était sincère. Léon Nicole n'avait absolument rien d'un idéologue, et la dialectique marxiste le rasait jusqu'à l'os. Il était personnellement révolté contre l'injustice sociale, et il avait fait une fois pour toutes confiance à la Révolution soviétique pour en venir à bout. Il avait à son égard la foi du charbonnier, candidement convaincu qu'il était "dans la ligne" à l'heure même où Moscou le lâchait pour le clan [de Jean] Vincent. Il y a déjà dix ans que Léon Nicole, frappé d'une première attaque, quittait le combat politique. Il fallait bien que ce premier coup fût déjà sans remède pour qu'un homme de sa trempe abandonnât la lutte. (...) Léon Nicole était un homme passionné, entier, crédule, porté donc aux jugements massifs, mais je ne crois pas qu'il ait "souvent" et consciemment franchi les limites de la bonne foi. Il était d'une réelle et profonde intégrité morale, et parmi ceux qui l'ont "combattu avec acharnement" il y avait pas mal de pourris et de crapules qu'il avait à juste titre amenés au grand jour et rossés. Dans ce joli monde où s'entremêlaient les politiciens affairistes et les avocats véreux, on ne s'est pas privé de tendre des pièges à l'impétueux Don Quichotte de Montcherand. Lui-même y a souvent donné lourdement mais pour le juger équitablement, il aurait fallu être capable de prendre les risques qu'il a courageusement ou témérairement assumés. Je me méfie de la plupart des professeurs de vertus démocratiques : il est si rare de les voir affronter sérieusement les abus et les scandales de notre bienheureuse ploutocratie ... Léon Nicole avait des travers voyants, criants ... Mais il y avait en lui un grand courage et beaucoup de générosité. En outre, je puis dire, pour l'avoir bien connu personnellement, que peu d'hommes m'ont fait une telle impression de droiture, de pureté et de dignité dans ses pensées et dans ses moeurs. Bien des chrétiens affichés, à cet égard, n'allaient pas à sa cheville, et je voudrais, quant à moi, pouvoir me présenter devant Dieu dans d'aussi bonnes conditions. Je vous dis donc adieu, Léon Nicole, vous remettant à l'amour, à la miséricorde du Père que bien souvent vous avez servi sans le reconnaître en luttant contre l'injustice et la corruption de ce monde. Ses voies ne sont pas les nôtres2551, ni ses jugements. Heureusement2552 !"’

Puis Georges Duhamel, l'auteur préféré du Leyvraz socialiste en quête d'une "possession du monde"; ‘"ce grand coeur (...) dont le vocabulaire religieux - prière et grâce - trahit l'illusion d'une transposition lyrique de la foi, (...) [et qui], par vocation, (...) a été l'ami des pauvres, des malades, des opprimés, des déshérités. Combien de chrétiens prétendus ou affichés ont été sous ce rapport bien au-dessous de lui, qui se pensait incrédule ...2553".’

Dans ce cortège, vient aussi Friedrich-Willhelm Foerster, décédé en janvier 1966, qui, grâce à sa réflexion sur l'autorité et la liberté, avait amené le jeune socialiste, sur "les chemins de la montagne" qui l'avaient conduit au catholicisme.

Peu à peu, divers signes laisseront pressentir que Leyvraz lui-même est introduit dans la lignée des hommes appelés à disparaître. Jusqu'en février 1966, ses trois éditos hebdomadaires ont figuré à la Une du Courrier. Puis, dès le 1er mars, ils ont été repoussés à la troisième ou quatrième page du journal.

La collaboration de Leyvraz au quotidien catholique s'éteint le 25 novembre 1967 avec la recension d'un livre d'Alice Rivaz, Le creux de la vague. Ce dernier article – qu’il a écrit le 24 novembre, soit exactement six ans avant le jour de sa mort – symbolise une sorte de bouclement de la vie et de la trajectoire du journaliste : Le nom d'emprunt de la romancière - Rivaz - est celui du lieu d'origine des ancêtres de Leyvraz, petite bourgade bien vaudoise sise dans le vignoble du Lavaux, sur les bords du Léman, à quelque cinquante kilomètres de Corbeyrier. En outre, Alice Rivaz est la fille de ce camarade socialiste de la première heure que fut Paul Golay. Le journaliste a retrouvé dans ce livre, ‘"des gens, des mouvements, des aventures spirituelles qui lui furent familiers2554"’ et qu'il a reconnus, en particulier l'admirable évocation de la Vieille Ville de Genève qui a certainement éveillé en lui des souvenirs liés aux heures passées dans la maison du 7, rue des Granges. Il a également été touché par certaines affirmations de la romancière ‘"où se trahissent surtout des angoisses auxquelles les chrétiens eux-mêmes échappent rarement2555"’. Oui, l'ancien rédacteur en chef du Courrier s'est reconnu dans ces moments de doutes et de peurs qu'il a dû affronter tout au long de sa vie.

Et puis, le titre du livre marque aussi ce que sera la fin de l'existence du journaliste catholique engagé que fut René Leyvraz : un creux de vague, cette désappropriation de soi, qui lui fera ressentir avec une souffrance extrême la solitude dans laquelle il sera de plus en plus plongé. Abandonné de la plupart de ses amis - sauf de Primborgne et de Thibon qui restent fidèles - , amer face au clergé qui le délaisse, blessé par l'attitude de Mgr Charrière et des responsables du Courrier, l'homme est empli de tristesse et de scepticisme; il considère désormais qu'aucune chose humaine ne mérite une adhésion ou un abandon inconditionnels; pour lui, tout devient relatif, hormis cet Absolu qu'il a recherché depuis son adolescence. Il sait que les choses éternelles devront se dire d'une façon nouvelle; il se détache du terrestre, déchire tous les documents écrits qu'il avait conservés, et réclame sur lui et sur son oeuvre un silence2556 qui, de l'affaire Paderewski à celle de l'armement atomique, a déjà été imposé sur ses pensées et ses convictions. Il sait que l'action quotidienne qu'il a menée durant un demi-siècle est destinée à disparaître, parce qu'elle est le reflet de l'instant qui, jour après jour, se modifie. Il a vu combien l'analyse journalière de l'événement est chose fragile parce qu'un jour, l'histoire la dément.

Pourtant, à travers toutes les désillusions qu'il a dû traverser, malgré ses vives disputes avec les évêques du diocèse, une certitude inébranlable demeure : Son amour et sa foi envers l'Eglise et son enseignement, son credo pour elle restent inchangés; jusqu'au terme de sa vie, il ne reniera rien de ce qu'il écrivait quelques années plus tôt : ‘"L'Eglise n'est pas dans son essence un parti, une bureaucratie, une administration, un "appareil" : elle est un mystère d'amour. Il ne faut pas que le monde puisse s'y méprendre : L'Eglise est Mère avant même que d'être Educatrice2557."’ Pour celui qui, après une quête d'absolu, s'était converti au catholicisme, l'Eglise demeure celle qui ‘"accompagne l'humanité dans sa marche deux fois millénaire sur les chemins de l'histoire (...)"’. Une Eglise qui est ‘"non pas seulement un tabernacle, non pas seulement un magistère, mais des hommes qui se vouent à Dieu et se donnent à travers Lui à leurs frères, à tous risques : les risques extérieurs, mais aussi les risques intérieurs, puisqu'ils sont eux-mêmes hommes et non pas anges ou mages, pétris de même boue et de mêmes misères que tous les autres hommes, et comme eux éphémères, saisis de vertige entre les deux abîmes d'avant la naissance et d'après la mort2558 ..."’ Une Eglise qu'il ne faut pas considérer comme désincarnée, intemporelle, dégagée de l'Histoire, mais au contraire, une Eglise des Saints qui, en son humanité, ‘"a partagé nos vicissitudes, nos faiblesses. Mais (...) qui a gardé intact - et c'est la preuve de sa divinité - le message divin de la paix promise aux hommes de bonne volonté2559".’

Peu à peu, dans la tête de ce messager - veilleur et éveilleur - qui, pendant cinquante ans, a porté tant d'idées, a tourné tant de phrases, a médité tant d'événements, a voulu transmettre tant de convictions et d'enthousiasme, tout se brouille. Cette sorte d'innocence qui a accompagné Leyvraz sa vie durant, le prépare à accueillir bientôt, dans l'éblouissement, le Face à Face avec le Père.

24 novembre 1973 : six ans, jour pour jour, après la rédaction de son dernier éditorial, René Leyvraz - usé par la maladie, la fatigue, la perte de la notion d'une certaine réalité - s'assied, après avoir pris son petit déjeuner, devant sa table de travail. A son épouse qui lui demande ce qu'il fait et pourquoi il ne retourne pas se coucher, il répond : "Il faut que j'écrive mon édito". Quelques heures plus tard, il meurt. Ce sera une foule profondément émue qui participera à ses obsèques à la paroisse Saint-Antoine, à Genève; ses amis, ses disciples, tous ceux qui, depuis cinquante ans, ont puisé dans sa pensée leur raison de s'engager chrétiennement, tiennent à lui rendre un dernier hommage : lecteurs, auditeurs des conférences qu'il donnait à la Pélisserie, dans les Unions paroissiales ou dans le cadre du Parti, vieux amis syndicalistes ou journalistes, tous sont émus et mesurent ce qu'ils ont reçu de ce journaliste qui, pendant un demi-siècle, a fortement marqué le catholicisme genevois et en a été le témoin. Au terme de cet adieu, celui qui, sa vie durant, s'est toujours senti exilé loin de ses montagnes natales, sera ensuite inhumé dans son cher petit cimetière de Corbeyrier qui porte, à l'entrée, cette phrase si souvent citée : ‘"Je les ressusciterai au dernier jour2560."’

Notes
2551.

Cf. Es. 55,8.

2552.

"Adieu à Léon Nicole". Le Courrier, 30 juin 1965.

2553.

"Georges Duhamel. Un grand coeur a cessé de battre", 19 avril 1966, p. 3, op. cit.

2554.

"Alice Rivaz. Le Creux de la Vague". Le Courrier, 25-26 septembre 1967, p. 3.

2555.

Ibid.

2556.

Nous tenons à ce propos à remercier très sincèrement l'épouse et les enfants de René Leyvraz qui nous ont autorisée à rédiger cette thèse, malgré le voeu de leur époux et père.

2557.

"Maternité de l'Eglise". Le Courrier, 27 septembre 1962.

2558.

"L'Eglise et la paix". Le Courrier, 12 octobre 1965, p. 3.

2559.

Ibid.

2560.

Jn 6,40; 6,55; 6,54.