CONCLUSIONS

Cette recherche et notre accompagnement de Leyvraz dans l'itinéraire de sa vie, ont éveillé en nous de multiples questions et considérations. D'abord la certitude que l'histoire ne se construit pas que par ces événements majeurs qui, de manière subite, font trembler notre planète et la déstabilisent. Au contraire, l'histoire se déroule sur fond de petits événements qui vont lui donner sens. En nous penchant sur la vie de René Leyvraz, nous avons voulu prioritairement retracer une ambiance, pour nous permettre de mieux comprendre l'évolution de cet homme dans une époque donnée. Ambiance ... cet élément n'est-il pas primordial dans sa vie ? n'est-ce pas l'atmosphère régnante qui le pousse à agir et à s'enthousiasmer lorsque le catholicisme se mobilise ? n'est-ce pas elle, aussi, qui le déconcerte et le démoralise lorsque - pour reprendre ses propres termes - "l'air devient irrespirable" ?

D'où notre souci d'aller sur le terrain, d'en faire ressortir ces petits événements, de retourner aux problèmes des "braves gens", à cet enracinement populaire d'un catholicisme genevois, à ces luttes minutieuses et ponctuelles qui rassemblaient toute une communauté engagée. Si Leyvraz a été (et est encore aujourd'hui) considéré comme celui qui a guidé tant de gens, c'est parce que ses écrits s'appuyaient toujours sur la réalité, parce que ses éditos - en retraçant leurs difficultés et leurs espoirs - donnaient à ces gens tout simples un visage et une existence dignes d'intérêt, qui les faisaient sortir de la marge dans laquelle ils étaient placés. Dès lors, on peut se demander si la critique de Gabel concernant le côté "ringard" du journal et des éditos - qui devaient à tout prix se mettre au goût du jour - était vraiment justifiée. Jusqu'à son départ, Leyvraz a eu derrière lui beaucoup de jeunes lecteurs. Au moment où il quitte le Courrier, c'est-à-dire à la veille de cette mémorable année 1968, époque de brassage, d'engagements extrêmement forts où les idées mobilisaient toute une génération pour une cause au travers de laquelle la jeunesse voulait faire passer ses idéaux, il n'est pas sûr que la parole de Leyvraz n'aurait pas épaulé une partie de ces jeunes engagés.

Leyvraz est un journaliste qui conçoit sa tâche comme une véritable vocation qu'il entend exercer en étant entouré d'une communauté d'amis collaborant avec lui, "la main dans la main", pour donner une ligne au journal. Le rôle qu'il attribue à la presse est celui d'un moyen de communication indispensable à sa militance, par lequel le rédacteur transmet ce qui lui tient à coeur : ses certitudes mais aussi ses doutes, son enthousiasme, la volonté de mobiliser et de responsabiliser ses lecteurs avec lesquels il instaure un véritable dialogue. S'il proteste contre l'emprise grandissante de l'économie sur la presse, c'est parce qu'il a le pressentiment d'un danger réel : celui de donner la priorité au problème financier, de laisser la place et la parole à l'Argent et de sacrifier les mots porteurs d'idées et de réalisations. Leyvraz nous apparaît ici comme un véritable précurseur : la presse d'aujourd'hui n'est-elle pas ligotée et bâillonnée par des trusts ?