a) La référence à la Doctrine sociale

Un des axes de la vie de Leyvraz est celui du discours social de l'Eglise. En se définissant comme doctrine, les documents pontificaux entendent amener l'homme à une vérité surnaturelle qui surplomberait l'histoire et son évolution. Par son statut, une doctrine creuse une certaine distance avec le travail qui se réalise "sur le terrain"; elle espère ainsi pouvoir influencer le mouvement de l'histoire, non pour s'y adapter - toute idéologie qui a engendré des combats n'a-t-elle pas fini par dévoiler ses failles ? - mais pour instaurer un type de société qui corresponde à un idéal toujours fixé sur l'horizon. Même si elle place la doctrine sociale sous l'éclairage du droit naturel, l'Eglise n'agit-elle pas, en somme, comme tout mouvement qui érige un système reposant sur des idées-forces, énoncées au nom d'un idéal qui dépasse les limites humaines mais qui, en même temps, pousse l'homme à se dépasser ?

Or, si Leyvraz utilise souvent le terme de "vérités éternelles" qu'il semble apprécier, il ne fige cependant pas le discours social de l'Eglise. Au contraire, il entend lui donner chair et le transformer en enseignement pratique, en en extrayant les éléments qui justifient son combat. La fréquentation des chrétiens-sociaux genevois l'a amené à trouver, dans la doctrine sociale, des arguments qu'il va pouvoir utiliser à profit, grâce au poids particulier donné à ses convictions par la parole du pape. Leyvraz retire donc des encycliques ce qui peut l'aider dans sa lutte; il en ressort quelques idées-forces, telles la condamnation du libéralisme ou la mise en garde contre le socialisme. Cette utilisation du magistère lui permet donc de donner un axe et même une sorte de nihil obstat à ses articles. La question soulevée au terme de son activité journalistique par l'armement atomique qui l'oppose à Mgr Charrière est éclairante puisque tous deux se réfèrent aux documents romains pour justifier de prises de position opposées ! En ce sens-là, l'encyclique qui se veut doctrine et chemin vers la vérité a un côté intéressant puisqu'elle permet de s'appuyer sur elle pour justifier un combat.

Dès lors, Leyvraz ne devance-t-il pas la rectification que fera Paul VI, dans sa Lettre au Cardinal Roy, sur la prétention jusque-là tenue par l'Eglise de vouloir éterniser et universaliser son discours ? : "Face à des situations aussi variées, il nous est difficile de prononcer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait valeur universelle. Telle n'est pas notre ambition, ni même notre mission. Il revient aux communautés chrétiennes d'analyser avec objectivité la situation propre de leur pays, de l'éclairer par la lumière des paroles inaltérables de l'Evangile, de puiser des principes de réflexion, des normes de jugement et des directives d'actions dans l'enseignement social de l'Eglise ...2561. Le théologien ou l'historien pourra, là également, rappeler que les "paroles inaltérables" de l'Evangile ont, elles aussi, été inscrites dans un contexte historique particulier.

Notes
2561.

PAUL VI. "Octogesima Adveniens". Lettre apostolique de SS le pape Paul VI à Monsieur le Cardinal Maurice Roy, président du Conseil des laïcs et de la Commission pontificale "Justice et Paix", à l'occasion du 80e anniversaire de l'encyclique "Rerum Novarum". Mai 1971. In Le discours social de l'Eglise catholique de Léon XIII à Jean-Paul II, op. cit., p. 543.