b) Le jugement de l'histoire

A plusieurs reprises, Leyvraz exprime la difficulté du journaliste à devoir commenter l'actualité, discerner les événements, se positionner face à eux si l'on entend être engagé dans le mouvement de l'histoire et donner à des lecteurs une ligne particulière. Juger après coup des événements, en décidant du "juste" et du "faux" à la lumière donnée par le temps et l'espace, n'est-ce pas considérer l'histoire comme immuable et ignorer que ce qui est juste aujourd'hui pourra se révéler erroné demain ? En se dressant contre les étiquetages, Leyvraz alimente notre réflexion : ceux que nous classons aujourd'hui à "droite", ne vont-ils pas peut-être se réveiller demain à "gauche" en fonction des courants de pensée qui surgissent et qui modifient les acquis ? Faire de l'histoire une sorte de jugement, n'est-ce pas vouloir aussi la surplomber en déniant aux hommes le droit à l'erreur et à l'évolution ?

La trajectoire de Leyvraz montre justement la mobilité de l'histoire. Les événements l'amènent à abandonner l'idée corporatiste pour un système qui tienne mieux compte de la réalité portée par la lutte syndicale. De même son plaidoyer pour sortir d'une politique partisane, son éloignement du Parti - provoqué, il est vrai, par l'irruption de politiciens indépendants - peut être analysé de diverses manières. Faut-il considérer Leyvraz comme un conservateur qui digère mal l'évolution du Parti (créée aussi par la diminution de la paysannerie et le développement de l'urbanisme) ou comme un homme, fidèle à ses convictions, qui refuse l'entrée du Parti dans une entente bourgeoise qui peut le paralyser ? Sous couvert d'être "dans le vent", de se plonger dans la réalité avec un regard optimiste, doit-il emboîter le pas à tout ce qui bouge ?

S'inscrire dans l'histoire, ce n'est certainement pas en approuver tous les changements mais savoir aussi les contester. Leyvraz le démontre lorsque, au lendemain de la guerre et jusqu'à sa retraite, il met un poids particulier à dénoncer la technique, la science qui veulent forger pour l'homme une taille prométhéenne, sans se soucier des retombées négatives qu'elles peuvent susciter. Lus il y a vingt ans, ses articles auraient pu nous paraître frileux. Aujourd'hui, ne s'inscrivent-ils pas dans la ligne écologique qui veut rappeler à l'homme sa responsabilité face à la création ?

Leyvraz a pu donner lieu à des interprétations que nous pensons être erronées et qui ont souvent provoqué des tensions entre le Parti et le Courrier. Celle qui nous semble être au centre d'analyses historiques ou politiques est certainement cette phrase écrite dans Courrier. 100 ans d'histoire 2562 où, après avoir rappelé que certaines prises de position avec les chrétiens-sociaux l'avaient fait classer par un "certain nombre de notables influents" auprès des autorités ‘ecclésiastiques "pour un dangereux complice des socialistes et même des communistes"’, Leyvraz poursuit : ‘"En bref, dès 1933, je sentis qu'une poussée de "droite" investissait le Courrier et que ma situation allait devenir intenable. Elle le devint en effet. En 1935, je quittai le journal pour ne pas être réduit à cautionner des compromissions auxquelles je ne pouvais souscrire."’ Or, comme nous l'avons écrit dans la thèse - et il faut vraiment le souligner - il ne s'agit pas du tout de poussée de droite politique comme certains ont pu le croire, puisqu'alors Leyvraz entretenait des liens d'amitié avec des membres de l'Union nationale. Cette "poussée de droite" est celle encouragée - entre autres - par le vicaire général, mais aussi par Bersier qui, en tant qu'ancien secrétaire du Parti, s'était allié - contre l'aile chrétienne-sociale - sa ligne conservatrice. L'utilisation de ce terme par Leyvraz est donc justifiée mais elle doit être remise dans son contexte. Cette poussée est en même temps celle du côté affairiste introduit par l'engagement de cet administrateur financier qui, pour faire tourner son journal, retire aux chrétiens-sociaux leur page hebdomadaire afin d'y glisser de la publicité. Pour soutenir notre analyse, nous nous référons à la franche définition que Leyvraz donnera de lui-même lorsqu'il écrira à Reynold : ‘"Je suis politiquement de droite, et socialement de gauche et même d'extrême-gauche."’ Cette mise au point est extrêmement intéressante : elle montre la difficulté de devoir situer un sujet dans l'histoire. Et il est arrivé souvent par la suite que le Courrier ou le Parti se disputent Leyvraz pour le rallier à certaines causes et se mettre sous son patronage.

Notes
2562.

Op. cit., p. 110.