1.1.1. Une médiation journalistique à deux faces.

L’analyse la plus répandue de la constitution d'une information spécialisée revient à la considérer comme le fruit d'un travail spécifique de représentation de la part des journalistes. Chacune des recherches accorde un rôle de miroir plus ou moins actif aux organes de presse : deux faces de la médiatisation peuvent être distinguées pour aborder ce sujet.

Soit la spécialité informationnelle est plutôt vue comme un reflet du domaine décrit, le dispositif de la presse spécialisée permettant de retranscrire la diversité sociale. Soit la spécialité informationnelle est davantage perçue comme une image déformée, la représentation médiatique résultant d’une construction par la presse.

Dans le premier cas, la division de la presse en différentes spécialités reproduirait assez exactement la structuration sociale en divers domaines d'activité.

Une étude historique de la presse française réalisée il y a vingt ans s'appuyait déjà, pour évoquer les périodiques, sur cette homologie à la fois dans le temps - la presse périodique fluctue ‘“ selon les circonstances ou les besoins du moment ”’ - et dans l'espace - elle ‘“ offre un témoignage, à travers sa grande diversité, des activités et des groupes humains qui constituent notre société ”’ 13 .

Cette conception d'un ‘“ secteur des périodiques (...) plus sensible que celui des quotidiens aux phénomènes de mode et aux changements des goûts et des mentalités ”’ 14 perdure aujourd'hui, avec en plus une recherche des facteurs expliquant l'aptitude de la presse spécialisée à “ coller ” à l'évolution de la société. L'accent est alors mis sur la spécificité de son organisation matérielle, ‘“ affecté[e] par un double mouvement contradictoire. D'une part, et selon les règles économiques de la presse, une tendance à la concentration dont les grands groupes de presse semblent profiter; d'autre part, un renouvellement continu des titres et une remise en cause des positions acquises, au gré du vieillissement de certaines formules et des initiatives nouvelles ”’ 15 .

Cette structure paradoxale, qui allie concentration et renouvellement, est ainsi présentée comme la plus adaptée pour répondre à l'évolution des domaines de la vie sociale. Ces derniers sont repérés par les services d'étude et de marketing des grands groupes de presse. Ils trouvent une concrétisation médiatique rapide grâce à des publications dont la flexibilité provient de la séparation entre rédaction et fabrication, rendue possible par la concentration. Une voie moins directe mais tout aussi courante est la reprise par les grands groupes de projets innovants proposés par des rédactions indépendantes 16 .

‘“ Pour rompre avec cette métaphore du “ reflet passif ”, il faut se représenter la rubrique (...) comme une contribution active du journal ”’ 17 . Le renversement de perspective par rapport aux travaux précédemment évoqués est explicite : le découpage du monde tel qu'il apparaît dans la presse, de manière interne via la division en catégories spécifiques au médium (pages, rubriques...) ou de manière externe à travers l'ensemble des publications spécialisées, a une existence propre qui est de l'ordre de la représentation 18 .

L'information spécialisée est alors à envisager comme l'image de la multiplicité des domaines sociaux, renvoyée par le miroir déformant qu'est la presse. Cette déformation est analysée par l'ensemble des auteurs mais elle revêt différents aspects dans les travaux suivant leur discipline d'origine :

Ceux d'inspiration sémiotique ou linguistique mettent en avant les effets de réel du langage de l'information. Ce dernier constitue un filtre structurant dans lequel viennent s’insérer les phénomènes sociaux décrits. De cette opération résulte la spécialisation de l'information, c’est-à-dire une traduction médiatique de la diversification des activités sociales qui ne doit pas être confondue avec celle-ci : ‘“ la mise en rubrique et la hiérarchie qui l'accompagne (...) répond à une classification dont rien ne fonde la stabilité : sa cohérence ne provient que de l'effet de classement ainsi produit. (...) En d'autres termes, le journal donne une représentation du monde où le réel est produit par l'ordre même de l'information ”’ 19 . Le distinguo est même parfois encore plus souligné : ‘“ Il s’agit donc en fait, non pas d’une réalité ontologique de l’espace public, mais de la représentation que s’en font les médias en l’imposant à leurs partenaires que sont les consommateurs d’information. Cet espace public des médias est structuré par une grille de lecture qui distingue par exemple, des rubriques, (...) des sous-rubriques, (...) des sous-divisions ”’ 20 .

Les contributions des sociologues et des politologues insistent davantage sur les stratégies des acteurs de la presse comme facteurs sous-jacents mais déterminants de la structuration de l’information. Deux échelles d’analyse peuvent être distinguées. A un niveau macro sont analysées les stratégies de positionnement des différents supports de presse suite à des changements survenus dans un domaine et susceptibles d’en modifier la donne. Ainsi est mise en relief pour le secteur médical la manière dont ‘“ le champ journalistique va retraduire dans sa logique propre ”’ des transformations telles que l’augmentation des dépenses de santé, les questions éthiques soulevées par les manipulations génétiques, l’attente accrue d’information sur la santé ou l’investissement du domaine par une logique consumériste 21 . Au niveau micro d’une rédaction est observée l’influence des stratégies des journalistes spécialisés sur la classification des “ sujets ” : ‘“ L’évolution des rapports de force entre services, la dévaluation actuelle du personnel politique se conjuguent pour produire une montée en puissance des services “ Société ” et “ Economie ”. Ceux-ci défendent leurs territoires en freinant les tentatives des rédactions politiques pour traiter simultanément des dossiers de fond et de leur traduction politique ou parlementaire ”’ 22 .

Une thèse de doctorat en histoire portant sur le compte-rendu de la première crise pétrolière par le journal L’Expansion, spécialisé dans l’information économique, pose comme nécessité méthodologique de distinguer la chronologie subjective de l’acteur collectif L’Expansion et la chronologie objective du fil des événements définissant la question pétrolière 23 .

Notes
13.

BELLANGER Claude, GODECHOT Jacques, GUIRAL Pierre, TERROU Fernand, (dir.), 1976, Histoire générale de la presse française, Paris : P.U.F., tome IV: De 1958 à nos jours, p. 383.

14.

ALBERT Pierre, 1990, La presse française, Paris : La Documentation française, p. 84.

15.

Ibid., p. 84.

16.

CHARON Jean-Marie, 1991, La presse en France - De 1945 à nos jours, Paris : Seuil, coll. Points Politique.

17.

DE LA HAYE Yves, 1985, Journalisme mode d’emploi, Grenoble : ELLUG/La penséée sauvage, p. 76.

18.

DESTAL Corinne, 1991, Evolution du statut de l’enfant à travers les médias - Le cas de la presse spécialisée pour jeunes, Bordeaux 3 : Thèse.

19.

MOUILLAUD Maurice, TETU Jean-François, 1989, Le journal quotidien, Lyon : P.U.L., pp. 188-189.

20.

CHARAUDEAU Patrick, LOCHARD Guy, SOULAGES Jean-Claude, 1996, La construction thématique du conflit en ex-Yougoslavie par les journaux télévisés français (1990-1994), in Mots, n° 47, pp. 90-91.

21.

CHAMPAGNE Patrick (avec MARCHETTI Dominique), 1994, L’information médicale sous contrainte - A propos du “ scandale du sang contaminé ”, in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 105-106, p. 52.

22.

NEVEU Erik, 1993, Pages “ Politique ”, in Mots, n° 37, p. 24.

23.

PERRAKI Vivi, 1988, “L’Expansion” et la première crise pétrolière : lecture interdisciplinaire d’un journal économique lors d’un moment de discontinuité, E.H.E.S.S : Thèse.