1.1.1. Le multimédia comme base de la société du futur.

Ces publications qui commencent à s’intéresser aux nouvelles technologies de communication, à l’Internet et plus généralement aux autoroutes de l’information et autres résultantes du multimédia, présentent une même fascination pour le futur.

L’avenir est envisagé, au niveau des illustrations comme au niveau des textes, à partir des applications du multimédia.

Ce qui frappe d’entrée, ce sont les couvertures de ces magazines : on nage alors en pleine science-fiction.

Beaucoup d’exemples seraient susceptibles d’illustrer cette idée, mais la figure qui revient le plus souvent est sans doute celle d’une femme du futur, une femme entourée d’objets technologiques inédits, d’implants informatiques, une femme bionique.

Ainsi la découvre-t-on sur la couverture du premier numéro du magazine Branché avec une photo de femme portant une espèce d’armure électronique. La Vague Interactive, à la une de son n°1, montre également une femme vêtue dans le même style et qui semble s’envoler vers la société du futur.

A noter également, et toujours dans La Vague Interactive, qu’elle apparaît dans les dessins de bandes dessinées de science fiction sur les couvertures des n°2, n°4 et n°5.

La femme, sorte d’égérie de la société multimédia à venir, est également représentée en couverture du n°4 de Clone : on y voit une femme arborant une coiffure tout à fait futuriste ainsi qu’un vêtement qualifié par le magazine d’“ ordifringue ”.

Elle apparaît aussi sur la couverture du n°8 de Univers Interactif, sa peau recouverte d’une simple pellicule métallisée. Le n°1 de ce même magazine lui attribuait le nom générique de “ cybergirl ”. Internet Reporter utilise une appellation similaire pour l’un des titres à la une de son numéro 1 avec “ Cybernana, une espèce en voie d’extension ”, accompagnant la représentation d’une jeune femme en train de voler, entraînant dans son sillage des CD-Roms, des disquettes, des e-mails, et “ N ”, le logo de la marque Netscape de logiciels pour Internet.

Une autre illustration typique, quoique plus commune, est celle du robot.

On le retrouve ainsi dans le n°10 de CD Média intitulé “ l’homme bionique ”, avec une tête d’enfant. De même, les visages des robots représentés sur les couvertures des n°12 et n°13 d’Internet Reporter sont successivement remplacés par une télévision, et par un agencement de boites métalliques.

L’utilisation de figures habituelles de la science fiction dans la presse multimédia à cette époque se traduit aussi par la récurrence d’images d’une ville du futur.

Ainsi sur le site Web d’Internet Reporter, est représentée une sorte de cité astrale flottant dans l’espace, entourée d’une fusée à damier rouge et blanc tout droit sortie des albums de Tintin et de multiples satellites.

Le site Web du magazine Clone affiche sur sa “ page d’accueil ” une planète, visée par le rayon d’un géant, surmontant un désert informatique fait de circuits de microprocesseurs d’où surgissent quelques pyramides et une ville.

Cette assimilation du multimédia à la société du futur est également très présente dans les textes mêmes des publications. Les projections dans l’avenir y sont très nombreuses.

Dans un dossier intitulé “ Internet Car - En 2010, je change de voiture ”, le premier numéro de L’oeil.du.web. imagine ce que serait notre conduite automobile future, l’intégration de l’Internet permettant par exemple de visualiser des plans du lieu dans lequel on se déplace.

Dans son n°2, Univers Interactif n’hésite pas non plus à imaginer une société où l’imprimé aurait disparu avec ce titre en une : “ Les nouveaux supports du livre : vers un monde sans papier ?”. Toujours dans ce même magazine, un des dossiers du n°3 est consacré à “ la fin de la télé ”. Le n°8 se demande ce que pourrait être “ le métier de l’an 2000 ” avec cette interrogation : “ chômeur ? ”.

Justement, cette formule du questionnement est très fréquente, caractéristique d’une vision du multimédia où l’on essaye de pronostiquer ce qui nous arrivera plus tard suite aux transformations de la société par les nouvelles technologies de communication.

Ainsi, dans La Vague Interactive, on s’intéresse à l’avenir des médias en mettant des points d’interrogation à tout bout de phrase : “ les nouveaux médias, la télé intelligente ?” dans le n°3, ou encore “ Internet, paradis perdu ?” dans le n°5.

Toujours dans la partie texte de ces publications, en procédant à un recensement des personnes interviewées, on s’aperçoit que celles-ci raisonnent le plus souvent en terme de prospective.

Le cas des artistes invités à s’exprimer dans La Vague Interactive est révélateur à cet égard : ainsi dans le n°1, Peter Gabriel accorde un entretien exclusif et il est souligné que ce chanteur et musicien est sans doute le plus sensible aux nouvelles technologies et les expérimente le plus souvent lors de ses concerts; dans le n°3, l’ancien acteur et réalisateur Terry Gillliam est célébré pour sa vision du futur dans les films Brazil ou La Planète des Douze Singes; et dans le n°5 enfin, une interview de Peter Greenaway porte sur l’intérêt de ce cinéaste pour ces thématiques.

Mais le fait le plus marquant réside dans la place accordée aux futurologues et essayistes de la société de l’information. Ainsi Nicholas Negroponte, par son statut de chercheur au M.I.T., mais surtout par sa stature d’éditorialiste dans la revue Wired, est très fréquemment consulté. Des extraits de son livre, “ L’Homme numérique ” sont notamment très souvent repris 144 . Celui qui peut être considéré comme son homologue français dans ces revues à cette époque, à savoir Joël De Rosnay, est lui aussi très interviewé. De la même manière, des passages de son livre “ L’Homme symbiotique ” sont largement exposés 145 . Considéré comme le Pape de l’Internet en France depuis son ouvrage “ Et Dieu créa l’Internet ” 146 , Christian Huitema, est également très sollicité et dispose même d’une tribune éditoriale dans le magazine Planète Internet.

Il est d’ailleurs symptomatique à cet égard que ce même magazine, dans son numéro 10, consacre un dossier à ceux qu’il appelle les “ gourous ”, les prophètes du multimédia en prétendant qu’ils se sont égarés. L’évolution de Planète Internet est ainsi évidente lorsque cette revue les accuse a posteriori d’avoir offert une ‘“ soupe cyber qu’il faut servir toujours très chaude à un public même averti. Dans le rôle de ces gourous-là de l’ère numérique, on retrouve malheureusement les mêmes depuis des années. Leur respectabilité, leur succès semblent les mettre à l’abri des critiques, dommage, même la perspective a besoin de recul. (...) la recette de l’Internet-gourou c’est être en tête de liste pour interviews et conférences, être consulté pour causer cyber à toutes les sauces, aimer apprendre pour soi et pour les autres, lire beaucoup et rester curieux, sortir des bouquins, les recycler en articles de presse, malgré soi subir le harcèlement journalistique, savoir poser toujours les mêmes questions, donner les mêmes réponses ”’.

Dans cet article qui démontre une quasi-overdose de la part des publications spécialisées à l’égard de ces prédictions, sont notamment égratignés ceux qui ont été glorifiés auparavant : Nicholas Negroponte, William Gibson, Joël De Rosnay, Christian Huitema, et Michel Cartier, Québécois père du terme “ Inforoute ”, ou encore Eve Pascoe, “ lady cyber ” en Grande-Bretagne.

Enfin, à titre d’anecdote néanmoins révélatrice de l’état d’esprit prospectiviste qui régnait dans ces revues, signalons que Univers Interactif est même allé jusqu’à publier dans son n°11 une “ interview post-mortem de Mac Luhan ”, parue auparavant dans Wired. Cet entretien imaginaire avec le penseur canadien ne servait pas à évoquer uniquement ses réflexions sur le monde du futur assailli par les réseaux de communication : son approche du rapport entre technique et social occupait également une large place. Pas étonnant puisque ce dernier point est largement abordé dans la presse multimédia de l’époque.

Notes
144.

NEGROPONTE Nicholas, 1995, L’homme numérique (Being digital), Paris : Robert Laffont.

145.

DE ROSNAY Joël, 1995, L’homme symbiotique, Paris : Seuil.

146.

HUITEMA Christian, 1995, Et Dieu créa l’Internet, Paris : Eyrolles.