1.1.2. Le multimédia comme nouveauté technique aux applications révolutionnaires pour la société.

Ces écrits se distinguent également par leur intérêt sans borne pour les nouvelles technologies, consistant le plus souvent en une anticipation de leurs effets au niveau sociétal.

En effet, les progrès techniques qui se manifestent de façon importante au début des années 1990 engendrent la réactivation d’un certain nombre d’utopies sociales. Un phénomène notamment remarqué par Rob Shields, qui montre qu’une certaine forme de “ re-enchantment ” est visible chez les praticiens de l’Internet 147 , contrairement aux analyses post-modernistes d’un désenchantement du monde par le multimédia. Cette vision d’améliorations sociales engendrées par les potentialités techniques est fortement présente dans les publications consacrées au multimédia.

Tout un ensemble d’applications possibles sont envisagées. Ces revues donnent l’impression que soudainement, l’existant est susceptible de devenir “ cyber-quelque chose ”, “ télé-quelque chose ” ou encore virtuel ou électronique.

Le cas des “ cybernanas ” ou des “ cybergirls ” a été évoqué plus haut, mais plus globalement, la référence au “ cyberespace ” s’impose, comme par exemple dans L’oeil.du.web n°2. Dans le n°3 de ce même magazine on se demande qui sera la “ cyberstar de l’année ”, tandis que Branché dans son n°2 s’interroge également sur l’arrivée imminente des “ cybermobiles ”, des ordinateurs portables connectables au réseau, et évoque évidemment les “ cybercafés ” tout comme dans Planète Internet n°2, qui lui consacre un dossier entier. On s’intéresse dans le n°4 de ce même magazine au “ cybersexe ”, dans Internet Reporter n°13, au “ cybermarketing ” et d’une manière générale, tous les mots courants peuvent être teintés de cette parure techno-cyber.

Deuxième élément, la mode des télé-activités. Ainsi on pense au télé-travail, c’est par exemple le thème d’un dossier d’Internet Reporter n°12 : “ télé-travail, le cadre nomade ”. Un dossier de Planète Internet n°7 avec dont le titre reprend quasiment les mêmes termes : ‘“ vous êtes déjà un travailleur nomade, le saviez-vous ? ”’. La téléconférence est souvent abordée, comme dans le magazine Branché qui procède à une revue des matériels disponibles en la matière et également dans CD Média avec les applications de la téléconférence dans divers domaines.

Le domaine de la réalité virtuelle est également à l’honneur. C’est ainsi que Clone, sans doute le magazine le plus spécialisé dans cette dimension, fait un reportage sur les débuts des communautés virtuelles dans son n°4. Mais cette thématique du virtuel est développée dans de multiples directions : nous prendrons par exemple le cas du domaine artistique qui est souvent repris, notamment dans Internet Reporter n°8 qui propose un dossier sur les “ galeries virtuelles ”.

C’est également le moment où tout devient électronique dans ces publications. Un des thèmes les plus fréquents est celui du commerce électronique, abordé par exemple dans Planète Internet n°19 avec un dossier principal portant sur ‘“ le mode d’emploi du commerce électronique, la galerie marchande du futur, choisir sa boutique virtuelle, comment payer en ligne, etc. ”’. Et de la même manière que courrier électronique est traduit e-mail en anglais et acquiert à ce moment une certaine dimension de modernité, on retrouve dans le dossier consacré au commerce électronique d’Internet Reporter n°2 le terme e-cash, employé pour un article consacré à toutes les solutions de paiement sur le réseau Internet.

Il s’agit donc d’une phase où les utopies sociales sont à leur paroxysme, réactivées par les nouveautés techniques. A ce propos, on peut noter par exemple la très grande fréquence du terme “ nouveau ” : ainsi CD Média n°16 consacre son dossier aux “ nouveaux maîtres du monde ” qui vont émerger suite à la réunion de l’informatique, des télécommunications et de l’audiovisuel, et consacre également la une de son n°13 aux “ nouveaux scientifiques ”, en l’occurrence les lauréats du prix Moëbius financé par le M.I.T.

Ce qui montre d’ailleurs que les deux parties, la présente consacrée à la technique et la précédente consacrée à la modernité, sont mêlées puisque nouveauté et technicisation de la société sont toujours associées dans ces publications. Toutefois, ce qui fait la spécificité de cette approche de la technique c’est justement de vouloir la dépasser et d’en retirer les applications sociales.

Cette volonté est exprimée très clairement par certains journalistes comme Florence Roy, travaillant aujourd’hui à Digipresse mais ayant collaboré à diverses publications consacrées au multimédia et notamment Internet Reporter : ‘“ on a une grande conscience du fait qu’il faut rassurer les gens en leur proposant une approche ludique, agréable, chatoyante, esthétique qui va peut-être justement faire découvrir ces nouvelles technologies sous un nouvel aspect. C’est à dire c’est l’antidote de PC-MAG, de INFO-MAG, enfin je ne sais plus les titres. (...) On veut tout bêtement parler des nouvelles technologies comme de l’humain, du quotidien et les retrouver du coup dans notre vie de tous les jours et tous les papiers étaient traités sous cet angle là et il ne fallait surtout pas être technico-technicien. Pour nous, la technologie c’est comme la télé ou des stylos ou la table : n’importe quel objet qui fait peur à personne qui est pratique ”’.

On peut penser que cette volonté de dépasser la technique pour en tirer des éléments sociaux est sans doute due au profil de ces journalistes qui sont plus souvent originaires des disciplinaires littéraires que techniques. C’est certainement la rencontre entre cet objet technique qu’est la convergence des technologies de communication et les dispositions ou habitus des journalistes qu’expriment les pages des publications multimédias.

On ajoutera enfin que cette domination des applications sociales par rapport à la technique en elle-même est peut-être due à un manque de concrétisation de ces objets à l’époque. Ainsi Stéphane Viossat, ancien rédacteur en chef adjoint d’Univers Interactif, précise que lors de cette période n’existaient que de simples prototypes ou que l’Internet était très peu accessible : ‘“ A ce moment là ça a été l’explosion, le plein boum de l’Internet. Quand Interactif a commencé ça ressemblait encore à ce qu’on racontait sur le début de l’Internet, qu’il y a eu une guerre, machin. Quand on voulait voir quelque chose sur le Web, on allait au C.E.R.N. qui expliquait ce que c’était. ”’.

Finalement, une des spécificités de la presse multimédia dans sa phase initiale est le nombre relativement faible de descriptions techniques : ce ne sont pas majoritairement des expériences concrètes qui sont relatées mais plutôt leurs extrapolations au domaine sociétal. C’est donc l’aspect de transformation de la société qui est envisagé, sous l’effet de techniques de communication particulières : elles portent en elles l’idéologie du réseau, celle de la liberté de communication.

Notes
147.

SHIELDS Rob, 1996, op. cit.