1.1.3. De l’idéologie libertaire à l’idéologie libérale.

La liberté de communication est au centre de la théorie cybernétique. Il s’agit en effet d’une pensée systémique où tous les éléments doivent être mis en relation : pour cela ils doivent être reliés le plus librement possible. Norbert Wiener, le père de la cybernétique, résume en partie sa pensée lorsqu’il écrit : ‘“ La thèse de ce livre est que la société peut être comprise seulement à travers une étude des messages et des “ facilités ” de communication dont elle dispose; et que, dans le développement futur de ces messages et de ces “ facilités ” de communication les messages entre l’homme et les machines, entre les machines et l’homme, et entre la machine et la machine sont appelés à jouer un rôle sans cesse croissant ”’ 148 .

Cette vision de la communication est en partie remise au goût du jour avec les développements de l’Internet, hérité lui aussi d’une tradition de libre circulation de l’information due à ses origines universitaires, où l’échange réciproque des savoirs est très développé. La liberté de communication est donc une valeur forte qui trouve sa plénitude au début des années 1990 et qui s’exprime pleinement dans les pages des publications consacrées au multimédia.

On peut d’ailleurs établir une liste des raisons qui expliquent la résurgence de la référence cybernétique à cette date.

Des raisons techniques, déjà évoquées : les possibilités de communication élargies à l’échelle planétaire. Souvent appelées “ autoroutes de l’information ”, elles s’appuient sur le développement des réseaux de télécommunication et la généralisation de l’informatique. Elles s’articulent autour de la figure de l’ordinateur qui est d’ailleurs la machine de calculs parfaite dans la théorie de Wiener.

On peut mentionner également des raisons politiques. Comme l’explique Philippe Breton 149 , cette période correspondant à la fin des grandes idéologies, illustrées par l’effondrement des régimes soviétiques, laisse la place à de nouvelles valeurs comme celles de la liberté de communication.

Mais nous insisterons ici surtout l’existence d’un terreau dans le domaine économique qui se révèle particulièrement propice à la résurgence de ce thème de la liberté de la communication.

Il s’agit de la mondialisation de l’économie, portant en elle l’idée d’une planète consacrée à un échange global. Le début des années 1990 marque aussi une période où le libéralisme dominant semble tout à fait adapté à l’idéal libertaire d’une communication sans entrave.

C’est exactement ce que nous constatons dans les pages des publications consacrées au multimédia : une collusion effective entre l’idéologie d’une liberté de la communication promue par les Internautes “ des débuts ”, et la vision du libre échange défendue par les tenants du libéralisme.

Ainsi, les magazines de l’époque, très fortement inspirées par la thématique cyber, assimilent toute atteinte à la liberté de communication, par exemple les procédés de censure de certaines informations litigieuses, à un abus de pouvoir de l’Etat. Planète Internet n°8 intitule son dossier central ‘“ Réseau en liberté ou prison technologique ? Tour d’horizon d’une liberté très surveillée ”’, et commence à se demander si le réseau Internet représente encore cet espace de liberté d’actions.

Cette première mise en garde est reprise et amplifiée au moment des premières mesures restrictives comme le “ Decency Act ” aux Etats-Unis, qui font cette fois sursauter les publications multimédias d’inspiration cybernétique. En témoigne tout particulièrement le n°7 d’Internet Reporter dont la couverture, entièrement noire en signe de deuil, place en son centre un “ smiley ”, petit visage-pastille jaune symbole du mouvement techno et qui habituellement se caractérise par un large sourire, dont la bouche est ici bayonnée par un drapeau américain. L’éditorial de Patrick Robin à l’intérieur de cette revue est peut-être encore plus explicite : ‘“ 25 ans que l’Internet se développait tranquillement à l’abri des regards empreints d’envies et d’inquiétudes des hommes en noir, ceux-la mêmes que Negroponte, fondateur du Média LAB du M.I.T., appelle les “ Digital Homeless ”, 25 ans de la seule expérience humaine réussie d’autogestion, 25 ans de respect d’autrui, de discipline, d’auto-liberté d’expression, 25 ans de rêves brisés en quelques mois ”’. Plus loin, il poursuit en désignant plus nommément et plus directement son véritable adversaire, le pouvoir en général, étatique en particulier : ‘“ Le réseau des réseaux va-t-il se transformer en milliers de B.B.S. coupés du monde ? En fait tout le monde le sait, Clinton le premier, que cette loi ne sera jamais appliquée en l’état. Le véritable danger c’est la façon dont les censeurs européens vont se servir de cette dynamique socio-médiatique pour nous imposer leur “ Decency Act ” et couper les ailes des rêveurs que nous sommes ”’. Trois mois plus tard, Internet Reporter dans son n°10 reprendra le débat avec une couverture une nouvelle fois consacrée à la censure.

L’affrontement entre Internet, associé à l’autogestion, et les pouvoirs publics centralisateurs est exprimée de manière parfois encore plus virulente comme le montre l’un des titres de la couverture de Univers Interactif n°11 : “ le réseau aura-t-il la peau de l’Etat ? ”

Cette vision d’un Etat limitant les possibilités de communication en enfreignant la liberté d’échanges d’informations, est également associée à des attaques contre toutes les structures monopolistiques détenues par les pouvoirs publics. France Télécom, alors quasi-unique opérateur national de télécommunications, est tout particulièrement visé. Un nombre très important de brèves lui est ainsi consacré, dénonçant ses excès de pouvoir, sa politique tarifaire jugée excessive et limitant les possibilités d’utilisation de l’Internet. Surtout lorsque la comparaison est effectuée avec les Etats-Unis, où le marché est ouvert à la concurrence, où les prix des communications locales, et donc l’accès au réseau des réseaux via les fournisseurs d’accès, sont beaucoup moins élevés voire proches de la gratuité.

Plus généralement, c’est une remise en cause du pouvoir politique, et même de la structure traditionnelle de l’Etat-Nation, qui est affichée. C’est ce qui transparaît notamment dans le dossier d’Univers Interactif n°8, intitulé : “ Internet laisse la politique perplexe. ”.

Au développement de l’Internet, renforcé par sa structuration au niveau mondial et la liberté d’action présumée augmentée pour les citoyens-Internautes, est associé en contrepartie une perte du contrôle exercé par les pouvoirs politiques traditionnels. Le dossier de Planète Internet n°6 est par exemple entièrement consacré à ce débat ‘- “ Pouvoir et contre-pouvoir, les politiques ont-ils raison d’avoir peur de l’Internet ? ”’ - et développe des arguments proches du discours libéral, mettant en avant les bienfaits de l’ouverture des marchés à une époque de mondialisation.

Ces exemples semblent aller dans le sens de l’explication proposée par Philippe Breton d’un renversement d’alliance entre les trois acteurs principaux que sont l’Etat, les acteurs privés du monde économique, et les citoyens devenus aujourd’hui Internautes : ‘“ La naissance de la micro-informatique portée par le courant libertaire s’est faite dans un premier temps en réaction explicite à la coalition des idéologies libérales et étatiques qu’il représentait. L’incroyable développement anarchique tout azimut d’Internet a correspondu à un investissement massif de ce réseau par le courant libertaire auquel on doit d’ailleurs une partie importante des innovations techniques. La nouveauté actuelle, c’est à dire celle qui est en train de se nouer sous nos yeux depuis quelques mois, est l’alliance entre le courant libertaire et le courant libéral au détriment du courant étatique.”’ 150 .

Il faut bien comprendre ici qu’à la triade État/Privé/Internaute, se superpose une acception triple de la liberté : liberté d’expression, libre échange et libre circulation de l’information. Aujourd’hui, l’idéologie libérale et l’idéologie libertaire des Internautes s’allient contre l’Etat, accusé de faillir à sa mission de garant de la liberté d’expression.

Ce retournement idéologique a d’ailleurs été très bien analysé comme un trait caractéristique du début de cette décennie par Enrique Bustamante 151 . Selon lui en effet, l’idéologie de la communication se singularise dans les années 1990 par rapport aux précédentes, en érigeant le marché comme élément-moteur, rôle détenu jusqu’ici par l’Etat. Dans le même temps, la relation entre égalité et liberté s’est inversée. Désormais et selon des considérations assez fidèles à la philosophie libérale 152 , la liberté prime sur l’égalité, cette dernière valeur étant conditionnée par la première. Auparavant en revanche, l’égalité était recherchée en priorité, celle-ci devant nécessairement déboucher sur une plus grande liberté.

Cette vision nouvelle de l’idéologie de la communication a été propagée par les nouveaux acteurs majeurs du début des années 90 : les managers. Ainsi Bill Gates, dirigeant-fondateur de Microsoft, et accessoirement pourvu des plus hauts revenus sur la planète, envisage la société de l’information comme une “ bourse des valeurs ”, fonctionnant grâce à un développement du marché “ sans friction ”, c’est-à-dire sans intervention, ou alors minimale, de l’Etat 153 . Symbole de ce glissement idéologique du libertarisme au libéralisme au niveau des acteurs du domaine du multimédia, Bill Gates pourrait trouver son équivalent au niveau des acteurs médiatiques en la personne de Nicholas Negroponte. Ce dernier juge qu’il faut alléger les mécanismes de régulation et que la substitution des petites et moyennes entreprises aux grandes puissances industrielles favorisera une décentralisation nécessaire dans l’époque de mondialisation actuelle. Tout ceci sur fond d’invidualisme érigé en nouvel idéal : ‘“ Dans l’ère de la postinformation, le public se réduit parfois à une unité (...) En étant numérique, je suis moi, pas un sous-ensemble statistique ”’ 154 . Une vision très voisine de celle développée par son homologue français, Joël De Rosnay, comme l’illustre de manière très symptomatique son concept d’‘“ entreprise unipersonnelle multinationale ”’ 155 . Nous allons voir maintenant que cette représentation cyber du multimédia, dont nous venons de détailler le contenu, s’exprime également au niveau du contenant des publications, sur le support papier comme sur le support électronique.

Notes
148.

WIENER Norbert, 1954, Cybernétique et Société, Paris : UGE 10-18, cité dans BOUGNOUX Daniel, 1993, Sciences de l’information et de la communication, Paris : Larousse, coll. Textes essentiels, p. 445.

149.

BRETON Philippe, 1997b, Faut-il appliquer le principe de laïcité à Internet ?, in Terminal, n°71/72, http://weblifac.ens-cachan.fr:80/Terminal/numeroInternet/breton.html

150.

BRETON Philippe, 1997b, op. cit.

151.

BUSTAMANTE Enrique, 1997, op. cit.

152.

Ce rapport entre liberté et égalité où l’égalité est perçue comme un frein à la liberté et où la liberté engendrerait une plus grande égalité fait d’ailleurs largement penser aux premières théories libérales modernes développées par Alexis De Tocqueville, notamment dans L’Ancien Régime et la Révolution.

153.

GATES Bill, 1995, The Road Ahead, New York : Viking Penguin.

154.

NEGROPONTE Nicholas, 1995, op. cit., p. 204.

155.

DE ROSNAY Joël, 1996, La révolution informationnelle, in Manière de voir / Le Monde Diplomatique, p. 34.