1.1.1. Les facteurs habituels de proximité entre rédacteurs et lecteurs, aisément repérables dans la presse multimédia.

La presse multimédia compte dans ses rangs une majorité d’acteurs médiatiques issus du domaine lors de cette période. Cette situation, habituelle à la naissance d’une spécialité journalistique, engendre une perception du domaine relativement restrictive : elle reste souvent cantonnée à ses aspects initiaux car ses médiateurs en ont été les précurseurs.

C’est encore plus patent dans le cas du multimédia, où les réalisations et les utilisateurs sont peu nombreux. Composant un cercle fermé de “ happy few ”, les acteurs du domaine de l’époque se transforment assez souvent en acteurs médiatiques, dont les publications reflètent le caractère “ mode ” ou “ underground ”.

L’apparition d’un nouveau secteur d’informations spécialisées, et de manière plus générale les projets innovants en matière journalistique, sont toujours portés par des catégories d’acteurs médiatiques particuliers. Il s’agit de petites structures médiatiques indépendantes, ou d’équipes détachées par de grands groupes de presse et disposant d’une relative autonomie 166 .

Ceci s’explique par une méconnaissance du domaine en formation, de la part des acteurs médiatiques traditionnels. Pour combler cette lacune, ils font appel à des acteurs du domaine afin d’investir la nouvelle spécialité médiatique. Mais ils peuvent aussi être remplacés par ces acteurs du domaine qui, armés de leurs compétences, se lancent dans la production journalistique.

La première voie est illustrée par Univers Interactif. Ce magazine a été réalisé par une équipe rédactionnelle recrutée pour l’occasion par le groupe Pressimage, jusqu’ici spécialisé dans les revues de micro-informatique et de jeux vidéos.

Son rédacteur en chef adjoint, Stéphane Viossat, ajoute les précisions suivantes : ‘“ C’était à une époque où les initiateurs du projet (...) Giudicelli, le patron de Pressimage s’est dit que c’était le moment, c’était bon pour le marché français de faire un magazine de culture informatique et non pas de technique, donc un magazine de culture informatique. Donc ce n’était pas Internet qui était le sujet de Interactif, mais il s’avère que à ce moment là..., si on l’a fait aussi tôt en fait ce magazine..., c’est qu’on voulait car il y avait un problème de positionnement, et on voulait être les pionniers sur ce marché là, en se disant qu’il y avait vraiment un avenir à ce type de presse. (...) Bon donc, et nous l’équipe qui avons fait Univers Interactif on l’a bien vu, les gens étaient intéressés. ”’

La seconde voie est celle suivie par les magazines Clone ou CD Média, uniques publications d’éditeurs indépendants, respectivement Alpha du Centaure et RG Finance. Ces magazines sont donc l’oeuvre d’acteurs du domaine puisque leurs rédacteurs, comme leurs maquettistes ou leurs infographistes, sont des personnes passionnées par le multimédia : ils ont travaillé dans ce secteur ou en sont les utilisateurs initiaux.

Ceci est valable pour les permanents de ces organes de presse mais plus encore pour les collaborateurs occasionnels : leur position intermédiaire, entre acteur médiatique et du domaine est encore plus marquée.

A cet égard, le recours très fréquent aux pigistes et la quantité importante de formules telles que les éditoriaux, les tribunes libres ou les espaces réservés aux opinions des praticiens du multimédia, constituent autant d’allers-retours entre la sphère médiatique et le domaine décrit. Ils aboutissent à une forte proximité, voire une circularité entre les lecteurs et les rédacteurs.

La presse multimédia constitue à cette époque un petit monde où les différents acteurs sont tour à tour médiatiques ou appartenant au domaine, et échangent des propos par magazines interposés. En conséquence, l’axe rédacteur-lecteur, jusqu’ici central dans la communication médiatique, devient souvent minoritaire, remplacé par un autre axe entre cette fois les rédacteurs et les différents organes de presse dans lesquels ils s’expriment.

Ce biais fait des journalistes tout autant que des lecteurs, les destinataires de l’information 167 , et engendre une situation de dialogue entre spécialistes du domaine, puisqu’ils forment le premier cercle de connaisseurs et d’utilisateurs. Cela peut expliquer l’aspect original de la presse multimédia lors de cette période, notamment dans les publications du courant “ avant-gardiste ”.

La permanence de l’idéologie de la communication au niveau du contenu et la prédilection pour des supports très élaborés au niveau du contenant, sont ainsi à comprendre comme une affirmation de compétences telles que l’authenticité de la “ cyber-attitude ” , l’ancienneté de la pratique de l’Internet, ou encore la connaissance en matière technologique. La revue semble dans bien des cas un moyen pour des acteurs, à la fois médiatiques et du domaine, de démontrer leur appartenance au cercle des “ happy few ”.

Ce fonctionnement en vase clos, où finalement bon nombre d’acteurs qui sont confrères dans le secteur le sont également au niveau journalistique, a pour conséquence une surenchère dans la spécialisation de l’information, en outre amplifiée en ce qui concerne la presse multimédia.

Le domaine décrit est en effet mal délimité en raison d’une part, des réalisations rares et longues à se mettre en place, et, d’autre part, de la faiblesse du nombre d’utilisateurs, en France particulièrement.

La première caractéristique a conféré une grande importance à l’imagination et à l’anticipation à cette époque. Le manque de concrétisation des projets multimédias a placé les prospectivistes et autres futurologues au premier plan des acteurs du domaine, tout autant qu’au centre de la stimulation intellectuelle repérable dans la tendance “ branchée ” du courant “ avant-gardiste ” de la presse multimédia.

La tendance “ underground ” est elle à relier à la seconde caractéristique du domaine, à savoir la personnalité des rares utilisateurs de l’Internet. Souvent les mêmes que les pionniers de l’informatique communicante dans les années précédentes, ils ont remis au goût du jour leurs utopies en même temps qu’ils les replaçaient dans leurs expérimentations de la nouvelle technologie, apportant ainsi une exigence et une légitimité d’authenticité de l’utilisation.

Cette surreprésentation des acteurs du domaine parmi les acteurs médiatiques ne constitue pas le seul facteur expliquant la très grande proximité entre rédacteurs et lecteurs en ce qui concerne la presse multimédia. Sa forte extension sur les nouveaux supports électroniques facilite plus fondamentalement encore, l’accession des acteurs du domaine à l’activité médiatique.

Notes
166.

CHARON Jean-Marie, 1991, op. cit.

167.

Annie Collovald le démontre à propos des biographes des hommes politiques qui se répondent mutuellement par l’intermédiaire de leurs écrits sur ces personnages dans COLLOVALD Annie, 1988, Identités stratégiques, in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 73, pp. 29-40