2.1.1. Le poids limité des intérêts économiques sur la médiatisation d’un domaine pourtant sujet aux visées stratégiques de ses acteurs.

L’intuition pèse tout autant, voire davantage, que les techniques marketing ou la recherche de rentrées publicitaires dans la décision d’un groupe de presse d’aborder un nouveau thème médiatique. C’est également le cas concernant les premières publications consacrées au multimédia.

Ce secteur est pourtant le lieu d’une étroite interrelation entre les acteurs médiatiques et les acteurs du domaine. Parmi eux, nombreux sont ceux ayant des prétentions commerciales nuisibles à l’impartialité de l’information.

Le scénario s’est en fait avéré contraire à celui attendu, en particulier à cause de la réaction des journalistes spécialisés dans le multimédia. Leur fond idéologique de liberté de l’information a finalement prédominé, et s’exprime pleinement dans le traitement médiatique de multimédia lors de cette période.

Le fonctionnement économique actuellement dominant dans la presse magazine pourrait être résumé de la façon suivante : pour faire face à des contraintes financières que sont la vente de la publication aux lecteurs et des espaces publicitaires aux annonceurs, les acteurs médiatiques disposent de ressources cognitives, de plus en plus issues des techniques marketing, qui influencent lourdement leurs choix rédactionnels.

La situation est fort différente lors de la création d’une nouvelle spécialité médiatique puisque ce double marché n’est pas encore constitué. Les différents organes de presse s’en remettent alors à un mode de détermination du discours jusqu’ici un peu délaissé, celui de l’intuition et de la connaissance personnelle du domaine par leurs journalistes.

La presse multimédia s’inscrit pleinement dans ce processus initial classique du cycle de constitution d’une information spécialisée.

Il permet d’expliquer son aspect original, dû à la grande liberté de manoeuvre éditoriale de rédacteurs issus dans leur grande majorité du domaine lors de cette période. Ces derniers ont soit décidé de lancer leur propre publication de manière indépendante, soit été spécialement recrutés par des groupes de presse désirant conquérir ce nouveau secteur médiatique.

A ce titre, le lancement d’Univers Interactif par le groupe Pressimage est symptomatique, ainsi qu’en témoigne son rédacteur en chef adjoint, Stéphane Viossat. Celui-ci explique en effet que les considérations d’ordre commercial n’ont pas totalement disparu à la création du magazine, mais se sont avérées toutefois moins prédominantes qu’à l’accoutumée : ‘“ C’est à dire qu’on était vachement enthousiasmé de faire quelque chose comme ça et ensuite on savait que c’était un truc porteur, mais tout est lié. S’il n’y avait eu que l’idée géniale sans derrière la possibilité de faire du fric qui va permettre de continuer, on ne l’aurait pas fait de toute façon. Mais c’est sûr que l’idée était vachement importante à la base, on était tous enthousiasmés par ça, c’est normal, mais il faut toujours un enthousiasme pour monter un projet. ”.’

La part de l’intuition devient ainsi plus importante, en proportion car les facteurs économiques restent sans doute les principaux dans l’absolu, au niveau des décisions éditoriales. Ce qui s’explique notamment par le manque de repères des acteurs médiatiques concernant leur lectorat à ce moment : ‘“ C’est un peu dur, on a essayé, on a fait une enquête qui n’a pas été trop probante. On n’a pas eu suffisamment de réponses pour avoir une bonne idée (...) C’est aussi le problème de ce type de magazine qui n’a pas eu une attaque dure, on n’avait pas comme cible une catégorie socioprofessionnelle (...) Si tu essayes de classer les gens suivant leur profession, tu vas te planter complètement, donc il n’y a pas de classement établi mais là c’était un peu la même chose, on n’arrivait pas à cataloguer les gens. Ils étaient jeunes, graphistes, beaucoup graphistes musiciens alors ils appréciaient ..., une bonne partie appréciait la techno, ils avaient ce genre de points communs mais pourtant, tu vois, on n’était pas tous dans la rédaction des fans de la techno. ”’

Cette situation d’incertitude aboutit à un discours où en définitive rejaillit la personnalité des rédacteurs. Ce qui explique l’aspect “ cyber ” de la presse multimédia lors de cette période, et en ce qui concerne Univers Interactif, sa tendance branchée et intellectualiste : ‘“ La curiosité en fait, la curiosité lançait des idées. (...) on attendait un lecteur intelligent, on prenait pas le lecteur pour un débile, on n’a pas essayé d’aller vers la simplicité. On essayait de le faire parler, nous on le considérait comme un lecteur pas lourd. Après c’est au lecteur de juger si on avait raison ou pas. Je ne sais pas, on n’allait pas dans la simplicité car on ne voulait pas se foutre du lecteur, c’est tout, on s’adaptait. Si vous voulez, on n’a pas fait d’appel du pied, on n’a pas été vite. C’est pour cela que je disais tout à l’heure qu’on aurait pu être plus démago, on ne l’a pas été tellement. ”’

L’exigence de qualité présente dans ces propos, revendiquée vis à vis du lecteur par le rédacteur, n’est pas sans rappeler celle de la paléo-télévision 168 . Ce terme désigne l’époque où la production télévisuelle ne répondait pas ou peu à des impératifs commerciaux. Elle consistait alors le plus souvent en des programmes “ haut de gamme ” reproduisant les attentes culturelles des réalisateurs et de leur environnement social commun. Ceci à l’écart des jugements des téléspectateurs dont les retours n’étaient que très partiels, et des pressions des annonceurs en raison de la faible proportion des revenus publicitaires dans l’ensemble du budget des chaînes.

La situation de la presse multimédia lors de cette période est assez comparable. Elle permet de comprendre que la relative faiblesse de l’influence économique facilite le fonctionnement en vase clos décrit précédemment. Laissés relativement libres dans leurs décisions éditoriales, les acteurs médiatiques fondent leur traitement du multimédia sur leur haute connaissance du domaine et la comparaison avec la production journalistique de leurs pairs, au risque d’une surenchère dans l’expertise, désarçonnante pour les néophytes.

Cette configuration typique des débuts d’une presse spécialisée conduit donc à renforcer la position des rédacteurs au sein du processus de médiatisation, et à favoriser l’expression de leur personnalité dans des choix rédactionnels établis en fonction d’une logique moins marchande. Elle entre en contradiction avec une spécificité de la presse multimédia : la forte implication économique des acteurs médiatiques dans le domaine, et ses possibles conséquences sur la description journalistique qui en résulte.

L’image médiatique très favorable du multimédia peut ainsi être imputée aux volontés des publications de préparer leur avenir, à titre collectif pour l’ensemble de la presse et à titre individuel pour chaque organe.

Le premier niveau de cette atteinte à la neutralité de la presse multimédia semble toléré et s’exprime à travers les présentations enthousiastes des différentes applications liées à la nouvelle technologie.

Le second niveau semble en revanche dépasser le seuil de l’acceptable et se heurte à une opposition forte des journalistes.

L’autonomie relative dont ils disposent lors de cette période les aide à repousser les pressions de leurs organes et groupes de presse. Leurs actionnaires, impliqués dans le domaine, espèrent trouver avec ces publications de presse des supports commodes pour la promotion de leurs produits et services.

Celle-ci peut apparaître de façon explicite, par le biais d’encarts publicitaires au sein de ces magazines. Ainsi, des réclames pour les fournisseurs d’accès à l’Internet, Planete.net, Imaginet, et Club-Internet, figurent dans les revues Univers Interactif, Internet Reporter, et Planète Internet, auxquelles elles sont respectivement liées.

Ce favoritisme vis-à-vis des sociétés auxquelles appartiennent les magazines n’est en revanche pas du tout clairement visible dans leur partie rédactionnelle. Principalement parce que les journalistes sont farouchement opposés à ce type de procédés. Leur attitude de fermeté, face aux pressions d’ordre commercial de leurs supérieurs hiérarchiques, s’inscrit plus largement dans leurs convictions de non-inféodation à toute forme de pouvoir. La place centrale occupée par les rédacteurs lors de cette période au sein du dispositif de médiatisation, les amène à appliquer, dans leur pratique professionnelle, les valeurs libertaires.

Une telle position de principe est ainsi revendiquée par Jérôme Thorel, rédacteur en chef de Planète Internet, qui justifie sur ce mode son refus de servir les intérêts économiques de Grolier Interactive et indirectement de Matra-Hachette, le conglomérat propriétaire de la revue. Son éditorial du numéro 7 laisse toutefois apparaître que la lutte au sein de la revue est difficile et permanente : ‘“ Des lecteurs inquiets s’exprimaient en janvier. Brisons le silence : eh bien oui, Net Press, éditeur de Planète Internet, fait partie du groupe Grolier Interactive depuis quelques semaines. L’indépendance, chers lecteurs, cette rédaction en a autant besoin que vous. Il semble clair que, autant du côté de Net Press que de Club Internet, l’intérêt de tous est de traiter dans nos articles ce fournisseur comme tout autre acteur du marché - comme Internet Reporter doit le faire vis à vis d’Imaginet, Netsurf et Interactif vis à vis de Pressimage Online (Planete.net). Mais c’est vous, lecteurs, qui aurez les derniers mots. Jugez du contenu. Et tranchez. ”’.

Ces résistances individuelles auront ainsi ponctuellement empêché les intérêts économiques entremêlés dans le multimédia de trop peser sur sa représentation. La nette extension de la presse multimédia sur les supports électroniques n’inverse pas ce mouvement. Elle tend bien au contraire à le conforter en s’inscrivant dans le cadre non-marchand de l’Internet, toujours dominant à cette époque.

Notes
168.

CASETTI Francesco, ODIN Roger, 1991, De la paléo à la néo-télévision - Approche sémio-pragmatique, in Communications, n° 51, pp. 9-28