2.1.2. Une diversification électronique altérée par la tradition de gratuité de l’information sur l’Internet.

La faible influence de la logique économique sur les contenus des premières publications consacrées au multimédia est surtout due à leur forte diversification sur les supports Web. La valeur de libre circulation de l’information à l’origine de l’Internet est encore indiscutablement présente en ce milieu des années 1990.

Elle aboutit d’une part à ce que les extensions Web ne soient ni plus ni moins influencées par la logique marchande que leurs magazines papier d’origine. Les potentialités de la technologie hypertextuelle ont en particulier été exploitées en ce sens.

Elle est d’autre part, à la source d’une totale liberté de discours sur les sites Web indépendants. Une véritable revendication de la gratuité de l’information, paroxystique de cette période “ cyber ” de la presse multimédia, est repérable à la fois dans son mode de fonctionnement et son expression.

La conjonction des intérêts des acteurs médiatiques et des acteurs du domaine, facteur d’une possible amplification de la logique marchande dans la médiatisation du multimédia, a connu le même sort avec l’édition électronique qu’avec l’édition imprimée.

Le mélange des genres entre objectivité journalistique et subjectivité promotionnelle, est de façon comparable resté cantonné à un registre publicitaire, ainsi de l’annonce pour Imaginet figurant dans la rubrique Publicité du site Web d’Internet Reporter. Il n’a jamais transparu dans la partie rédactionnelle.

Au delà de cette position délicate de juge et de partie, gérée finalement sans ambiguïté par les acteurs médiatiques, ceux-ci disposaient sur le Web d’une nouvelle technologie hypertextuelle permettant d’amplifier leur interrelation déjà très forte avec les acteurs du domaine dans un sens marchand. Les liens des publications électroniques pouvaient être établis selon des critères économiques, à deux niveaux : vers les sites Web des annonceurs du magazine ou des acteurs du domaine proches du groupe propriétaire de la publication; vers des sites Web d’acteurs marchands plutôt que non marchands pour illustrer et prolonger les propos.

L’observation montre que ces deux voies ne sont pas celles empruntées par la presse multimédia. Elle respecte encore largement l’héritage de gratuité et d’échanges réciproques des débuts de l’Internet.

Celui-ci rend inacceptable l’idée d’une marchandisation de l’information et en particulier d’un paiement pour l’obtenir.

Il se matérialise en outre par la rareté des sites Web d’entreprises privées, à l’opposé de la multiplicité des réalisations individuelles ou collectives d’amateurs.

Parmi ceux-ci, un certain nombre ont mis en place de véritables publications électroniques consacrées au multimédia, augmentant ainsi le périmètre de ce nouveau secteur médiatique en même temps que son caractère non marchand.

En effet, rares sont ceux à se réclamer magazines à part entière, et à calquer de ce fait leur mode de fonctionnement sur celui habituel dans la presse. Seul Cybersphère a conjointement recours à l’abonnement et à la publicité, et La Vague Interactive vend naturellement ses CD-Roms au numéro. Hormis ces exceptions, l’immense majorité des sites d’informations florissant à cette époque sur le Web est l’oeuvre de passionnés agissant selon une démarche libre et volontaire.

Ainsi les acteurs individuels du domaine s’improvisent médiateurs de leur propre centre d’intérêts : il s’agit alors pour eux de le faire tout simplement découvrir à d’autres, ou de provoquer l’échange entre des individus partageant la même passion. Ces motivations, éloignées de toute espèce de recherche de profits, expliquent la transformation de pages personnelles en véritables sites d’informations sur le multimédia. Réalisés par des passionnés revendiquant explicitement ce statut, ils expriment dans leurs dénominations cette volonté de ne pas se prendre au sérieux : Le P’tit Fouineur, Kesta Magazine, Le petit Lapin, Net News, Association Française des Espions d’Internet, La Vérité est Ailleurs ou Le Malin On Line.

Le grand saut dans l’activité médiatique n’est pas non plus mu par un but lucratif en ce qui concerne les acteurs collectifs du domaine. Il s’agit le plus souvent d’associations, comme pour Media-on-line Magazine, ou plus rarement d’entreprises privées dont l’activité d’information n’est pas la principale, comme La Lettre JCC. Celle-ci fournit gracieusement des conseils concernant la place du logiciel dans la nouvelle configuration multimédia. Elle semble en ce sens symptomatique de la permanence des valeurs d’échanges réciproques et de gratuité de l’information ayant accompagné le développement de l’Internet à cette époque 169 .

Au point que certains sites Web d’information s’affirmant “ indépendants ” en soient devenus des défenseurs acharnés. Ce caractère militant va même s’institutionnaliser avec la création du site Uzine. Le choix de ce nom provenant de la contraction de “ Uzi ”, représenté sur la page d’accueil par une photographie de cette arme automatique, et de “ magazine ” ou “ webzine ”, cherche à illustrer la volonté agressive de cet engagement. Uzine se présente comme un lieu où ‘“ les webmestres de quelques sites Web ont entrepris de se concerter le plus souvent pour confronter leur vision du Net et revendiquer la place des pages indépendantes sur le Web ”’.

Avec ces publications électroniques opposées à toute logique marchande, la presse multimédia fait de l’indépendance de son mode de fonctionnement une condition de l’authenticité de son discours. Cette interconnexion entre la recherche d’une logique non marchande et indépendante pour l’activité médiatique, et l’expression de la composante libéralo-libertaire de l’idéologie d’inspiration cybernétique, est encore plus explicite dans la réaction du Site du Bout du Web à la disparition d’un autre site phare en matière de cyberculture : Les Chroniques de Cybérie. La page d’accueil du Site du Bout du Web est pour l’occasion occupée par un texte sur fond noir en signe de deuil, où on peut notamment lire : ‘“Les sites indépendants doivent-ils tous disparaître pour laisser la place à un Web normalisé où les mastodontes de l’information se partageront un gâteau dont ils ignorent la saveur ? La disparition des Chroniques montre que les Etats malgré leurs envolées lyriques ne font rien pour soutenir ceux qui ont assuré jusqu’ici une présence francophone de qualité sur le réseau et que le secteur privé est bien décidé à ne leur laisser aucune miette (...), étouffé dans ce qui ne sera bientôt plus un lieu de culture et d’échanges et qui se résume déjà à une vulgaire expression : le marché de l’Internet, un marché où ne subsisteront que ceux qui ont déjà transformé la plus grande partie de la télévision, de la radio et de la presse en une usine à fric. L’équipe des Chroniques prouvait chaque semaine que l’on pouvait créer des contenus, informer, partager des idées et des émotions, sans être motivé par la recherche d’un profit maximal dans le respect des lecteurs, de leur intelligence et de leur vie privée ”’.

Ces propos constituent un condensé des raisons idéologiques, d’inspiration cybernétique, de la résistance aux intérêts économiques caractérisant la première phase de la médiatisation du multimédia. Notons que cette défense véhémente de la liberté de communication, incarnée par les e-zines indépendants, est à nouveau sujet à des contradictions résultant de la collusion entre libertarisme-gratuité de l’infomation d’un côté, et libéralisme-recherche de profits de l’autre. Une situation paradoxale observée de plus longue date aux Etats-Unis : ‘“ Farouches ennemis de la culture dominante, les zines revendiquent certaines caractéristiques aussi constitutives de l’identité américaine que l’hyper-individualisme, l’antiétatisme et l’autosuffisance. (...) En d’autres termes, on pourrait dire qu’il s’agit là d’une “ résistance ” à la domination qui fait, au bout du compte, le jeu des dominants. Ces paradoxes, qui se situent au coeur de la forme-zine, expriment bien toute la difficulté qu’une “ dissidence ” américaine éprouve à se détacher d’un modèle culturel hégémonique, comme à articuler une pensée politique dépassant le cadre microcommunautaire.”’ 170 .

Notes
169.

Dans les années qui suivent, cette mise à disposition gratuite d’informations se révélera bien souvent un produit d’appel destiné à attirer des clients potentiels.

170.

O’NEIL Mathieu, 1997, op. cit., p. 24.