2.2.1. Une rentabilité à long terme et visant plutôt l’activité dans le secteur multimédia que l’activité médiatique elle-même.

Les premiers acteurs médiatiques à se lancer dans la couverture d’un nouveau domaine parient sur le fait que ce thème journalistique se révélera être un bon filon. Dans ce cas, ils espèrent que cette position de pionnier leur assurera un avantage décisif. Cette prise de risques entraîne une exploration, par tâtonnements, dans un secteur médiatique encore vierge de tous points de repère. Elle explique les aspects initiaux, parfois farfelus, en tout cas toujours originaux, de la presse multimédia dans cette première phase.

Pour celle-ci cependant, cet éloignement des canons traditionnels de la rentabilité médiatique ne tient pas uniquement à cette phase de création d’une nouvelle spécialité dans la presse. Il est plutôt du à la concordance des intérêts entre les acteurs médiatiques et les acteurs du domaine du multimédia : pour beaucoup d’entre eux, la bonne marche immédiate de leur composante “ presse ” s’avère moins prioritaire que le rôle qu’ils espèrent jouer à l’avenir dans le secteur du multimédia.

La mise en place d’un nouveau secteur d’information est généralement entreprise par deux types d’acteurs médiatiques dont l’exercice n’est généralement pas rentable lors de cette période.

Il s’agit d’une part d’indépendants issus du domaine, qui se fourvoient en pensant pouvoir exploiter sans problème leurs connaissances et leurs expériences dans l’activité de presse.

La deuxième catégorie de publications émane d’autre part de groupes de presse ayant les reins suffisamment solides pour se permettre d’investir à perte pendant un certain temps. Ils se positionnent sur le nouveau “ créneau ” journalistique, et en escomptent des dividendes ultérieurs.

La presse multimédia reproduit très exactement ce schéma, même si elle privilégie sans doute davantage la première voie.

Elle est en effet majoritairement constituée de magazines réalisés par des praticiens du multimédia. Bien souvent, ils n’ont pas pu atteindre l’équilibre financier, à cause d’une implantation trop récente dans l’activité de presse. Ainsi Patrice Marguerie, travaillant à la fois pour Imaginet et pour Internet Reporter, explique que sa publication a connu un succès d’estime, mais n’était pas viable économiquement.

Surtout depuis l’arrivée des grands groupes de la presse informatique. Ils attirent plus facilement les recettes publicitaires en proposant aux annonceurs des offres couplées dans plusieurs de leurs publications. Ils se différencient plus fondamentalement des éditeurs indépendants par la possibilité d’inscrire leurs stratégies dans la durée.

Dans les deux cas cependant, la multiplication des expériences tentées, avant de trouver la formule adéquate, explique la tournure initiale de la presse multimédia.

Cette non-rentabilité immédiate de la presse multimédia, habituelle dans cette première phase du cycle de constitution d’une spécialité journalistique, est en outre exacerbée en raison de la spécificité du domaine décrit.

Les acteurs médiatiques sont en effet des acteurs potentiels du domaine et vice versa, car la presse fait partie de l’ensemble des moyens de communication appelés à converger dans le multimédia. Entre les deux secteurs de développement que constituent la presse et le multimédia pour les acteurs de sa médiatisation, le second, plus prometteur pour l’avenir, sera toujours privilégié. C’est la rentabilité de l’activité dans le domaine du multimédia, même si c’est à long terme, qui va constituer la priorité, même si elle doit passer par une non-rentabilité passagère de l’activité médiatique.

Les acteurs médiatiques commencent en conséquence à se diversifier dans le domaine du multimédia. De nombreux organes de presse deviennent ainsi parallèlement fournisseurs d’accès à l’Internet. Ils vont se servir de leurs publications, quitte à ce que celles-ci ne soient pas viables immédiatement, pour s’assurer une notoriété dans le domaine du multimédia en constitution.

Corollairement, les acteurs du domaine investissent dans un premier temps à perte dans le marché de la presse, afin d’acquérir des compétences dans cette branche de la communication qui fera partie du nouveau domaine élargi. La presse consacrée au multimédia constitue pour eux le moyen le plus commode de pénétrer ainsi l’activité médiatique car ils maîtrisent évidemment parfaitement ce thème.

Ces deux versants de la priorité accordée à la rentabilité dans le futur domaine, quitte à mettre de côté pendant un temps celle de l’activité médiatique, se retrouvent liés de manière encore plus complexe chez les acteurs ayant la double casquette. Ainsi de Grolier Interactive, filiale de Matra-Hachette dans le multimédia, par rapport à son magazine Planète Internet. Son rédacteur en chef Jérôme Thorel dévoile la stratégie à plusieurs niveaux qui a rendu la publication non rentable pendant cette période : ‘“ Attention : Nous parlons de Grolier, et même si c’est le groupe Lagardère, l’actionnaire de référence n’a jamais rien eu à faire avec Hachette. Il aurait été logique que HFP (Hachette Filipacchi Presse) prenne une partie du capital de Netpress, société éditrice, mais les ponts n’ont jamais pu se concrétiser : petite guerre des chefs au sein du groupe, frilosité naturelle de Filipacchi pour les sujets techno, et enfin volonté cachée de Grolier de ne pas soutenir un projet “ presse ”, mais de “ communication ”, l’état du marché étant très fébrile, les positions de Lagardère sur ce marché étant plutôt de l’investissement à perte pour espérer rafler plus tard ... ont fait qu’il était pas dans le ton d’être déficitaire (nous l’étions, comme l’ensemble de la filière chez Grolier) et en plus d’avoir un ton trop impertinent et, en plus, de dépenser de l’argent pour se payer des reportages en Iran, Bolivie, Russie, etc ... ”’.

L’architecture économique des publications consacrées au multimédia sera encore plus affectée par ce jeu d’intérêts croisés, au détriment de la rentabilité de l’activité médiatique, lors des extensions sur le support Web. Elle se révélera même totalement contraire à l’ordre médiatique marchand traditionnel, pour ce qui concerne les sites d’informations indépendants..