Conclusion troisième section

Le caractère original de la presse multimédia lors de cette première période, tant dans sa description du domaine que dans son mode de diversification, s’explique ainsi par un mode de fonctionnement de l’activité médiatique lui aussi particulier.

L’interdépendance entre les acteurs participant au processus de médiatisation est très forte et la logique économique, si prédominante ces derniers temps dans la presse spécialisée, y est amoindrie.

Il s’agit en fait de conditions relativement récurrentes lors de la naissance d’une nouvelle spécialité médiatique. Sauf que ces deux tendances sont exacerbées en ce qui concerne la presse multimédia. Ceci en raison de ses spécificités propres : les relations très étroites entre les acteurs médiatiques et les acteurs du domaine qui bien souvent ne font qu’un dans le domaine du multimédia, et surtout son extension sur les nouveaux supports du CD-Rom et de l’Internet.

Le tableau 8 montre que ces éléments se surajoutent aux facteurs classiques de forte interdépendance dans cette phase initiale du cycle d’une presse spécialisée. Ils contribuent à en accentuer la confusion entre les acteurs, qui explique le caractère avant-gardiste de certaines revues, et à faciliter leur collaboration dans la constitution de la spécialité médiatique, qu’illustrent l’enthousiasme des publications autour du thème “ multimédia et société ”.

Tableau 8 :
Interdépendance forte entre les acteurs de la médiatisation. Confusion acteurs médiatiques / acteurs du domaine. (courant avant-gardiste) Collaboration pour faire exister la nouvelle spécialité médiatique. (courant multimédia et société).
Facteurs habituels lors de l’apparition d’une presse spécialisée. Acteurs médiatiques issus du domaine :
- praticiens du multimédia engagés par groupes de presse établis, afin d’investir ce nouveau “ créneau ” journalistique (pigistes, chroniqueurs,...).
- praticiens du multimédia se lançant dans l’activité médiatique avec publications indépendantes.
L’institutionnalisation du multimédia comme domaine à part entière, objectif commun poursuivi par l’ensemble des acteurs de sa médiatisation :
- les premiers acteurs à s’être lancés dans le multimédia escomptent demeurer les leaders de ce domaine lors de sa croissance espérée, ce qui passe par une notoriété accrue.
  Rareté des lecteurs, souvent eux-mêmes rédacteurs : fonctionnement médiatique en vase clos, émulation entre “ happy few ”.
- surenchère dans l’authenticité de la “ cyber-attitude  ” : publications branchées.
- revendication d’une ancienneté de la pratique et d’une expertise technologique : publications underground.
- les acteurs médiatiques, ayant couvert dès le début le multimédia, espèrent en retirer une compétence journalistique décisive dans le cas d’un fort développement du domaine.
Facteurs spécifiques à la presse multimédia. Accès des acteurs du domaine à l’activité médiatique facilité par la publication d’informations sur le Web.
- sites de presse réalisés par d’anciens acteurs du domaine : regard critique sur leurs expériences et la technologie.
- sites réalisés par des acteurs du domaine passionnés : coloration plus pratique et mise en avant de gadgets technologiques comme légitimation de leur intégration.
Intérêts à la fois dans le domaine du multimédia et dans le genre journalistique en construction pour les publications : appartenance à des fournisseurs d’accès à l’Internet, des services en ligne, et des sociétés d’édition de contenus électroniques ou de conception et d’hébergement de sites Web (spécificité du domaine lié à la convergence des technologies de communication).
  Lecteurs-Internautes ou de CD-Rom, en général plus initiés à propos du multimédia que les lecteurs des seules éditions imprimées : surspécialisation du contenu sur les supports électroniques renforçant son caractère élitaire. Collaboration renforcée sur le support Web :
- accentuation du “ journalisme de communication ” par les liaisons hypertextuelles médias / sources.
- nouveau palier pour les “ relations publiques ” avec la publication électronique.

La configuration est similaire en ce qui concerne l’atténuation de la logique économique dans le processus de médiatisation (tableau 9). La presse multimédia amplifie en cela un phénomène habituel lors de la naissance d’un nouveau genre journalistique : faible poids des critères d’ordre commercial et quasi-absence de rentabilité immédiate. Ces éléments se font encore moins ressentir, voire sont rejetés, non seulement en raison de la double identité des acteurs dans la médiatisation du multimédia, mais surtout à cause de l’idéologie non marchande prévalant sur l’Internet à cette époque.

Tableau 9 :
Faible poids de la logique économique dans la médiatisation. Influence limitée des critères économiques sur les choix rédactionnels. Non-rentabilité à court terme de l’activité médiatique.
Facteurs habituels lors de l’apparition d’une presse spécialisée. Intuition plutôt que marketing, en raison de l’immaturité du double marché (manque d’études conséquentes sur le lectorat, faiblesse temporaire de la manne publicitaire) : Méconnaissance du secteur d’information émergent : décisions éditoriales aléatoires et conduisant rarement à la rentabilité.
  - libre-arbitre des journalistes dans les décisions éditoriales : poids de l’environnement social commun sur le contenu, très pointu.
- exigence de qualité fondée sur une confiance en l’“ intelligence des lecteurs ”.
Retour sur investissement ultérieur, sans réel espoir de gains immédiats :
- positionnement stratégique habituel chez les grands groupes de presse.
- état de fait davantage subi et souvent fatal chez les éditeurs indépendants.
  Défense de l’intégrité des publications par les rédacteurs, malgré les pressions exercées par les actionnaires, impliqués dans le domaine du multimédia : appui sur l’idéologie libertaire comme refus de toute forme de pouvoir. Stratégies à long terme des acteurs, en vue de s’imposer dans la nouvelle spécialité médiatique mais surtout dans le domaine en formation : le multimédia comme espace de diversification pour le futur nécessitant des investissements initiaux.
Facteurs spécifiques à la presse multimédia. Le support Web comme espace non-marchand pour l’information de presse :
- extensions électroniques non soumises aux règles économiques de leurs magazines imprimés d’origine : hypertextualité non exploitée en ce sens, au contraire (réciprocité et gratuité).
- sites de passionnés résultant d’une démarche libre et volontaire, affirmant parfois une hostilité idéologique à toute forme de marchandisation de l’Internet.
Rentabilité encore moins présente sur le support Web :
- terrain d’expérimentations destiné à acquérir un savoir-faire et des compétences exploitables plus tard.
- conditions de rentabilité de la presse sur ce nouveau support encore méconnues : configuration adéquate en construction.
- sites d’information d’amateurs reposant sur le bénévolat.

Un rapport d’interdépendance particulièrement fort entre les acteurs, reposant sur une logique économique bien moins pesante qu’à l’accoutumée, caractérise ainsi la médiatisation initiale du thème du multimédia. Une situation assez normale pour l’apparition d’une spécialité médiatique, portée à un niveau plus haut encore par les spécificités de la presse multimédia, et plus précisément sa diversification imposante sur les nouveaux supports. Celle-ci s’intègre ainsi au mode de fonctionnement habituel de la presse spécialisée dans cette phase et contribue à l’amplifier. Avec pour résultat une représentation d’inspiration cybernétique du domaine pour le moins originale et qui s’explique par la liberté de ton dont a bénéficié la presse multimédia à cette époque.