2.2.2. Des magazines professionnels sur le multimédia, aux mains d’acteurs encore largement imprégnés de la période cyber et précurseurs pour la période à venir.

De la même manière que Hachette.net en ce qui concerne l’approche loisirs, Webmaster semble hésiter, dans sa couverture journalistique des aspects professionnels du multimédia, entre orthodoxie et originalité. Cette revue paraît toutefois pencher en faveur de la seconde voie, en particulier parce qu’elle adopte un ton enjoué, peu usuel dans la presse magazine professionnelle 173 . A cet égard, elle présente en effet plus de points communs avec Netsurf, l’autre figure de ce courant professionnel novateur fortement marqué par la cyberculture, qu’avec les magazines précités.

De façon similaire à Internet Professionnel ou CD-Rama, Webmaster consacre ses Unes à l’Intranet (n°9), ou aux Network Computers (n°3). Mais c’est toujours pour porter sur ces nouvelles applications professionnelles de l’Internet un regard décalé, typique de la période “ cyber ”. Ainsi sur la couverture de l’édition précédemment mentionnée, apparaît de manière relativement provocatrice, sous le titre “ Retour vers le futur ”, le texte suivant : ‘“ Cette fin de siècle voit l’ordinateur se métamorphoser. Résultat : toute l’industrie informatique est en pleine effervescence autour d’un PC allégé : le Network Computer ”’.

De la même manière, les rubriques de Webmaster - “ Actu ”, “ Pratique ”, “ Sur le vif ”, et “ Outils ” - rappellent celles de la presse magazine professionnelle traditionnelle. Généralisées dans les magazines multimédias de la première voie, elles apparaissent au sein d’un sommaire imitant la structuration hypertextuelle, tant au niveau des liens apparents, représentés par des lignes fines entre les différents articles, que d’une déclinaison directe par le biais de multiples illustrations et photographies. Cette apparence héritée de la période précédente se retrouve également dans le sommaire de Netsurf, ainsi que sur ses couvertures. Comme dans Webmaster, elles font la part belle aux images de science-fiction, avec la représentation fréquente de robots, ou à une esthétisation de la technique avec par exemple, une représentation vive et colorée des microprocesseurs des circuits informatiques.

Webmaster et Netsurf s’appuient donc tous deux sur un recyclage de l’idéologie cyber, réadaptée au monde de l’entreprise. Il n’est dès lors pas surprenant de constater que la valeur de liberté évolue dans ces publications, d’un aspect libertaire à un discours de plus en plus libéral.

Les propos tenus dans les “ éditoriaux ” de Netsurf par Philippe Giudicelli, aussi bien que dans ceux de Webmaster par Olivier Saint-Léger, sont à cet égard réellement édifiants. Ils regorgent d’accusations portées contre France Télécom, leur véritable “ bête noire ” vivant ses derniers moments de monopole, et consistent plus globalement en une exaltation entrepreneuriale du libre-échange.

Cette permanence de l’idéologie d’inspiration cybernétique, dans des magazines professionnels dont les acteurs étaient à l’origine de la presse multimédia (Netsurf est une émanation de Univers Interactif, au sein du groupe Pressimage; et les rédacteurs de Webmaster tels Olivier Saint-Léger, Luc Saint-Elie ou encore Stéphane Paris, ont collaboré à de nombreuses publications lors de la période précédente), revêt toutefois des formes très différentes.

Dans Webmaster, les questionnements d’inspiration cybernétique n’ont pas du tout disparu : ils semblent simplement s’être limités au strict terrain professionnel. L’activité économique est considérée comme l’un des aspects de la vie sociale censés être transformés par les nouvelles technologies de communication, préoccupation centrale de la presse multimédia dans sa période précédente.

Luc Saint-Elie, rédacteur en chef adjoint du magazine, explique très clairement cette volonté de privilégier la réflexion par rapport à la pratique, et de préférer plus globalement la culture à la technique : ‘“ C’était un magazine pas professionnel, mais pour les professionnels intéressés par Internet. C’est qu’on n’avait pas de sujet de type familial, au sens pas péjoratif du terme. En revanche, les sujets pouvaient être très variés et ça ne se voulait pas être un canard technique. On n’a jamais eu de sujets qui soient techniques au sens technique. L’idée de Webmaster en gros c’était qu’un cadre quelconque, pas du tout technique, donc qui soit dans des domaines tout à fait autres, puisse, tout en lisant Webmaster, avoir une idée grosso modo de la mouvance Internet : qui sont les acteurs de ces domaines là, quelles sont les tendances etc ... par exemple les gens qu’on interviewait c’était pas tellement des éditeurs de logiciels, c’était plutôt Martin-Lalande qui était député et qui venait de rendre un rapport sur le truc. (...) C’était l’ébauche de ce que je verrais bien moi être la phase deux de la presse informatique, c’était quelque chose qui voulait parler de la culture, de ce qu’il y a autour et de ce qu’il était possible d’en penser. ”’

L’évolution est en revanche beaucoup plus sensible dans le cas de Netsurf, où la fascination abstraite et intellectuelle pour la technique cède la place à une vision plus pragmatique des conséquences du multimédia sur la vie quotidienne de chaque individu.

Un revirement que ne manque pas de souligner Stéphane Viossat, qui peut légitimement parler de ce passage de l’idéologie d’inspiration cybernétique à l’optique professionnelle, au regard de son expérience au sein du groupe de presse Pressimage. Ancien rédacteur en chef adjoint de Univers Interactif, il a évidemment participé au lancement de ce qui en a été au départ un numéro hors-série avant de devenir un magazine à part entière, à savoir Netsurf : ‘“ C’est clair, Netsurf c’est un truc pratique et on l’a créé. Il n’y a pas eu de problèmes à la création de Netsurf. Netsurf le premier est sorti en tant que hors série de Interactif, au début c’était le numéro un, c’est l’équipe de travail d’Univers Interactif qui l’a fait. Avec, avec Christophe Dubuit qui est venu s’occuper spécifiquement de Netsurf, mais autrement les gars de Interactif et moi j’ai participé activement à la création de Netsurf. Donc, il n’y avait pas de problèmes, on savait qu’on faisait Netsurf, on ne posait pas ... on faisait un truc pratique de façon suivie, on n’essayait pas de poser des questions, de lancer des polémiques ou de faire des trucs branchés ou essayer de faire des trucs machins ... (...) Netsurf ressemble plus à la famille traditionnelle des magazines informatiques, c’est un marché plus simple à conquérir, une machine plus naturelle alors qu’à à Interactif on a essayé de se créer un marché qui n’existe pas et de voir finalement est-ce qu’il y a des gens qui s’intéressent à ça. ”’

De nombreux autres points différencient plus précisément les deux magazines.

Webmaster adopte un point de vue global et distancié. Il s’attache dans chacun de ses numéros, à observer depuis une position d’analyste, l’un des nouveaux pans de l’activité économique : la publicité en ligne dans le n°1, le commerce électronique dans le n°4, l’emploi et Internet dans le n°5, ou encore la déréglementation de la communication dans le n°8.

En revanche, Netsurf traite lui plusieurs sujets à la fois dans chacune de ses éditions, de façon souvent plus restreinte. Surtout, il se veut très proche de la pratique quotidienne de ses lecteurs, considérés à titre individuel comme des entrepreneurs. Ce qu’expriment les titres des articles : “ Commerce électronique, panorama des solutions ” dans le n°7 ; “ Devenez un V.R.P. nomade ” dans le n°8 ; “ Commerce électronique, quatre solutions pour créer un magasin en ligne ” dans le n°10 ; “ Office 97, votre bureau bascule sur Internet ” dans le n°12 ; “ Veille techno, comment utiliser le net pour surveiller ses concurrents ” dans le n°16 ; “ Migration, gérer le passage du Minitel à l’Internet ? Pas facile. ” dans le n°18.

Le lecteur de Netsurf apparaît ainsi progressivement comme une personne qui utilise l’Internet et en particulier le Web à des fins professionnelles, mais dont la pratique relève d’une initiative individuelle, à titre privé. Cette esquisse d’un Internaute jonglant sans cesse entre ses activités de travail et ses pratique de temps libre, annonce la représentation généraliste qui se stabilisera lors de la phase suivante de représentation du multimédia.

Notes
173.

Ainsi, dans le cas de la presse économique et financière, les lecteurs cadres actifs n’éprouvent pas un intérêt affectif vis-à-vis des revues qui leur sont destinées, mais considèrent qu’il s’agit là d’une obligation statutaire : être au courant de ce qui est dit dans ces publications pour être bien intégrés à leur milieu et à leur profession et son environnement. D’ailleurs, seules les publications présentant ces caractéristiques sont dignes d’intérêt à leurs yeux., cf. HENNO Jacques, 1993, La presse économique et financière, Paris : P.U.F., coll. Que-Sais-Je ?