2.1.1. Des positionnements éditoriaux engendrés par des impératifs de rentabilité.

Le temps des investissements à moyen ou long terme semble désormais révolu dans cette phase de maturation de la presse multimédia. Les publications, et surtout les acteurs qui sont à leur tête, espèrent obtenir immédiatement les dividendes de leur engagement. Deux stratégies sont menées conjointement pour parvenir à l’équilibre économique :

- viser les aspects les plus rémunérateurs du nouveau secteur médiatique, ce qui explique la tendance à la concentration autour des sujets portant sur l’Internet et le Web.

- pallier au manque de repères économiques de la nouvelle spécialité journalistique, et en particulier la méconnaissance de son marché publicitaire, en ayant recours à des méthodes déjà éprouvées sur d’autres terrains et s’illustrant par la reprise des catégories classiques de loisir et de professionnel.

La presse multimédia est marquée lors de cette phase de maturation par une récurrence et un recentrage des sujets traités : ceux-ci varient très peu d’un magazine à l’autre, et concernent presque unilatéralement le thème de l’Internet et en particulier du Web. Ce choix de la concurrence entre les publications plutôt que celui de la complémentarité, qui aurait permis de couvrir médiatiquement un éventail plus large du domaine du multimédia, est classique dans la presse spécialisée. Ce sont en effet toujours les aspects les plus intéressants en termes de revenus financiers que les publications choisissent d’aborder en priorité. Les acteurs médiatiques ne tentent d’ailleurs pas de dissimuler cette pratique. Les responsables de ces publications, ne se cachent pas pour dire qu’ils en déterminent la ligne éditoriale d’après des préoccupations d’ordre économique.

Les précisions de Gilles Fouchard sur le travail quotidien au sein de la rédaction de Internet - Le Guide du Web, en témoignent en ce qui concerne l’approche loisirs : ‘“ un rédacteur, normalement une équipe de journalistes, est autonome, connaît son marché, et essaye de comprendre la demande du lecteur, et trace une ligne éditoriale qui détermine un certain nombre de sujets. Une fois ce travail fait, moi tous les mois, je présentais le contenu du magazine en termes de sujets, de points forts etc ... en essayant de donner aux commerciaux les pistes pour que eux puissent aller vendre sur le terrain après. C’est quasiment un rôle d’éditeur mais ça permet au rédacteur en chef d’avoir une phase de contact avec les équipes commerciales. Et ça dépend de l’organisation, de la taille de l’entreprise et ça dépend beaucoup du profil du rédacteur en chef aussi. Moi je donnais le contenu du magazine, pas les articles bien sûr, mais les sujets, les thèmes forts et des indications pour les aider à promouvoir le produit. (...) On a des relations qui sont très proches avec tous les acteurs du marché, que ce soit des gens comme Microsoft, IBM ou jusqu’au plus petit distributeur ou éditeur de logiciels. On les sollicite eux, ils nous sollicitent puisqu’ils ont des services de presse, ils nous communiquent de l’information, on les rencontre régulièrement, on reçoit leurs produits. Donc on a des relations permanentes avec tous les acteurs du marché. ”’.

Ces rapports avec les institutions et entreprises du secteur sont également permanents, peut-être même davantage, dans l’approche professionnelle. Tout en rappelant que ces relations ne doivent pas dépasser une certaine ligne jaune, Luc Saint-Elie n’hésite pas à les dévoiler au grand jour, et à reconnaître, l’importance des financements publicitaires des acteurs du domaine pour la viabilité économique du magazine : ‘“ Aujourd’hui, moi qui est-ce qui me nourrit ? Ce ne sont pas les lecteurs, ce sont les annonceurs. (...) si tu trouves un canard dont les annonceurs arrivent à la moitié des recettes du canard, c’est déjà qu’il est veinard. Généralement, c’est plutôt moins que ça. Aujourd’hui, c’est clairement les annonceurs qui font vivre les magazines, il n’y a pas de discussion. Donc, ça ne veut pas dire d’ailleurs que, parce que là c’est le vieux truc, la discussion que j’ai eu quinze fois (...) que directement le journaliste est inféodé à l’annonceur. Car moi, jamais un annonceur est venu me voir en me disant ce genre de truc, et je pense que je l’enverrai bouler, il n’empêche... ”’.

A cette altération marchande de la représentation médiatique, relativement classique dans la presse spécialisée, s’ajoute un autre biais expliquant cette uniformisation de la couverture journalistique du multimédia, centrée sur le Web. Il tient cette fois spécifiquement à la presse multimédia : elle est en effet réalisée par des acteurs médiatiques qui sont également impliqués dans le domaine, et plus précisément dans l’Internet, par leurs diverses offres de prestations. En choisissant de traiter le domaine du multimédia sous l’angle de l’initiation au Web, ils jouent donc sur un double tableau : leur cible est constituée par le lectorat potentiellement le plus susceptible de s’élargir, mais au-delà de l’augmentation des ventes de magazines, il peut se transformer en vivier d’Internautes susceptibles de renflouer les caisses de leurs activités au sein du domaine.

Ce sont également des décisions répondant à des critères d’ordre économiques, qui sont à l’origine de la catégorisation de la presse multimédia lors de cette phase de maturation, entre loisirs et professionnels. Le choix d’appliquer ces approches à l’information consacrée au multimédia a été à vrai dire opéré par défaut, mais selon un cheminement qui montre à quel point la logique économique est redevenue prégnante lors de cette période.

Le marketing regagne du terrain sur l’intuition dans l’élaboration des orientations éditoriales. Mais alors qu’il aurait pu totalement la supplanter, on assiste plutôt à un rééquilibrage, en partie parce que les lecteurs demeurent encore trop rares à cette époque et empêchent de procéder à des études de ce type quantitativement fiables. Les tentatives de ciblage à but commercial restent ainsi vaines, et les acteurs médiatiques en sont encore réduits à procéder à des estimations au “ feeling ”, pas forcément couronnées de succès.

Luc Saint-Elie le regrette à propos du lancement de Webmaster : ‘“ il y a eu un sondage comme ça auprès des annonceurs pour voir comment ils le sentaient. Les annonceurs étaient plutôt pour etc ... mais on ne peut pas dire que ça a été une démarche à la Ganz, tu vois avec un vrai plan de bataille et. Le tout c’était que ça tombait bien que quelqu’un propose un truc comme ça parce que ça c’était dans l’air du temps et que ça pouvait s’envisager, ce qui était une évaluation fausse d’ailleurs, avec des moyens limités. ”. Yann Boutin le présente davantage comme un choix, s’inscrivant dans une stratégie éditoriale plus globale de CD-Rama : “ Donc déjà on procédait très peu par consultation de nos lecteurs, si ce n’est que consultation de satisfaction, mais ça c’est un autre problème. Evidemment on leur demandait, s’ils étaient satisfaits, si on leur avait ... On avait régulièrement des enquêtes pour savoir si on leur avait permis de développer de nouvelles applications, si à partir d’un article il leur était venu l’idée de... ça d’accord, c’est un autre problème. Mais par rapport aux tendances du marché et aux réorientations éditoriales du magazine, non ça c’était à nous de faire en sorte de toujours coller au marché et de suivre les tendances. ”’

De la même manière, le marché publicitaire n’est pas encore complètement formé et n’influence donc que modérément le positionnement des publications. Encore que la tentation de parler des aspects pratiques et techniques, et donc des produits finis ou des services des entreprises du secteur pour en obtenir des achats d’espaces publicitaires, se fasse de plus en plus ressentir.

Yann Boutin l’avoue d’ailleurs, après quelques précautions oratoires : ‘“ Bon, le problème des annonceurs il est multiple. D’abord le problème des annonceurs il pose... c’est un gros problème de déontologie c’est à dire que théoriquement, déontologiquement, il doit y avoir une très nette différenciation entre les annonceurs qui vont acheter de l’espace dans un magazine et le contenu des articles. C’est vrai qu’à CD-Rama on n’a jamais eu vraiment beaucoup de problèmes à ce niveau là dans la mesure où nous, ce qu’on décrivait, c’étaient des applications professionnelles de multimédia. On ne faisait pas par exemple un guide de produits et on n’est jamais rentré en concurrence sur ce marché avec des PC Expert et Compagnie qui feraient beaucoup mieux que nous, donc ça n’a jamais vraiment été notre ... sauf à quelques ... quelques exceptions près mais ceci étant ... non je ne crois pas que les annonceurs n’aient jamais influencé l’évolution éditoriale, de la ligne éditoriale des magazines, pas la ligne éditoriale finalement, les annonceurs ils sont représentatifs de la tendance du marché et comme la ligne éditoriale suit la tendance du marché il n’y a jamais eu matière à conflits entre les annonceurs et la ligne éditoriale. En revanche ce qui est vrai il ne faut pas se le cacher c’est que ... disons qu’un annonceur est toujours plus enclin à acheter de la publicité dans un magazine lorsqu’il sait que sa publicité va être placée en vis à vis d’un article qui parle de son produit. Là on touche vraiment, on atteint les limites totales de ce que la déontologie autorise en admettant que l’article soit objectif. Ce qui est clair, c’est que tout à la fin de sa vie CD-Rama bon quand les patrons de CD-Rama étaient vraiment au bout du rouleau financièrement, un des derniers numéros qu’on ait fait c’était en mai 1997 et qui était un numéro qui était consacré qui était orienté produits. C’était censé être tous les produits nécessaires pour faire du multimédia et ça allait des serveurs des logiciels etc ... et il est clair et je ne sais pas du tout comment ça a marché au niveau de la publicité si ça a ..., si le concept a bien marché ou pas et si ça leur a permis un peu de renflouer la caisse ou pas mais ce qui est clair c’est que le seul but de ce magazine c’était de pouvoir vendre aux annonceurs. C’était de pouvoir vendre de l’espace pub aux annonceurs en leur disant “ mais écoutez nous, nous avons un truc orienté produits, on parle de vos produits dedans donc achetez, achetez de l’espace chez nous parce que c’est la meilleure pub que l’on puisse vous faire ” tout en sachant bien que et là, moi je parle en tant que journaliste, moi je n’étais pas d’accord. Je ne m’occupais pas de la publicité et nous les journalistes on n’a eu aucune pression, donc c’est pour ça je ne sais pas comment ça s’est passé au niveau de la pub, s’ils ont vendu avant, s’ils ont attendu d’avoir nos articles pour aller relancer toutes les personnes dont nous parlions, dont nous vantions les mérites. ”’.

Le poids des annonceurs sur la viabilité d’une revue est soulignée de manière encore plus prononcée par Gilles Fouchard. Il impute la disparition de Internet - Le Guide du Web à l’émergence trop tardive d’un marché publicitaire : ‘“ ’ ‘le ratio était tout à fait désastreux pour la publicité parce que c’est un magazine qui n’a pas trouvé son annonceur publicitaire. Bon ça peut être la raison de l’arrêt ’ ‘[de la publication]’ ‘ que je n’ai pas signalé tout à l’heure parce que je ne faisais plus partie du groupe, mais un annonceur classique préfère annoncer dans un magazine qui a une forte diffusion. Le ratio publicitaire avec le ratio lectorat, un magazine comme Internet-Le Guide du Web n’a pas trouvé ses annonceurs, c’est clair.’ ‘ ”’

Pour sortir de cette incertitude quant aux moyens de gagner de l’argent dans cette nouvelle spécialité journalistique, des acteurs médiatiques pourtant nouveaux dans cette phase de maturation vont réemployer les vieilles recettes issues de la logique économique de la presse.

Luc Saint-Elie les rappelle, par rapport à l’inscription paradoxale du novateur Webmaster dans le mode fonctionnement classique de la presse professionnelle : ‘“ Il était, comme on dit, envoyé sur abonnement sur un listing de gens qualifiés, comme on dit en terme de marketing. Il était censé vivre de sa publicité, mais pas vivre de ses recettes. Donc, les gens qui avaient payé Webmaster, ce sont vraiment ceux qui avaient envie de le payer, mais autrement, l’idée c’était comme la maison fait des canards, pas mal de magazines professionnels qui s’adressent à un public professionnel qui ont des listings etc ... Il y a eu un ou deux numéros en kiosque, on a essayé pour voir, mais en kiosque c’est casse-gueule, le canard était tout petit par rapport à tous les canards informatiques qui sont très gros, machins etc ... Ce n’était pas un gabarit vendable pour être vendu en kiosque, il aurait fallu qu’on ait plus de moyens pour faire un vrai magazine. ”’.

Gilles Fouchard détaille lui aussi dans le détail ces méthodes éprouvées : ‘“[ les enquêtes par questionnaire] ’ ‘sont publiées dans le magazine et puis on les épluche après. On demande aux gens s’ils veulent réagir sur le contenu, sur la forme, sur leurs attentes etc ... ça nous donne des profils lecteurs. L’enquête lecteur ça a deux utilisations en fait c’est ... utile pour le rédacteur en chef et utile également pour la publicité’ ‘. ”’. Luc Sohm renchérit : ‘“ Et bien tout simplement nous réalisons un certain nombre d’enquêtes auprès de nos abonnés, tout un nombre d’envois de courrier, de mailings qui sont essentiellement en interne avec les abonnés de notre magazine. ”’.

Ces recettes avaient assuré un certain succès, entendu comme bénéfice financier, dans d’autres secteurs de la presse magazine spécialisée. La stratégie plus globale, consistant à se pencher de manière conventionnelle exclusivement sur les aspects professionnels ou sur les côtés divertissants du nouveau domaine, en résulte. Elle engendre une bi-polarisation de la presse multimédia, principalement due à la quête de profits immédiats. Cette recherche de rentabilité atteint même un stade supérieur et beaucoup plus concret sur les extensions électroniques lors de cette phase de maturation.